En ce moment ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent
qu’il y a dans cette plaine, et, dès que don Quichotte les vit, il dit à son
écuyer : « La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir
notre désir même. Regarde, ami Sancho; voilà devant nous au moins trente
démesurés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant
qu’ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir; car
c’est prise de bonne guerre, et c’est grandement servir Dieu que de faire
disparaître si mauvaise engeance de la face de la terre. – Quels géants? demanda Sancho Panza. – Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son
maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux
lieues de long. – Prenez donc garde,
répliqua Sancho; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des
moulins à vent, et ce qui paraît leurs
bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées
par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin. – On voit bien,
répondit don Quichotte, que tu n’es pas expert en fait d’aventures : ce sont
des géants, te dis-je; si tu as peur,
ôte-toi de là, et va te mettre en oraison pendant que je leur livrerai une
inégale et terrible bataille. » En parlant ainsi, il donne de l’éperon à son
cheval Rossinante, sans prendre garde aux avis de son écuyer Sancho, qui lui
criait qu’à coup sûr c’étaient des moulins à vent et non des géants qu’il
allait attaquer. Pour lui, il s’était si bien mis dans la tête que c’étaient
des géants, que non seulement il n’entendait point les cris de son écuyer
Sancho, mais qu’il ne parvenait pas,
même en approchant tout près, à reconnaître la vérité. Au contraire, et tout en
courant, il disait à grands cris : « Ne fuyez pas, lâches et viles créatures,
c’est un seul chevalier qui vous attaque. » Un peu de vent s’étant alors levé,
les grandes ailes commencèrent à se mouvoir; ce que voyant don Quichotte, il
s’écria : « Quand même vous remueriez
plus de bras que le géant Briarée, vous allez me le payer. » En disant ces
mots, il se recommande du profond de son coeur à sa dame Dulcinée, la priant de
le secourir en un tel péril; puis, bien couvert de son écu, et la lance en
arrêt, il se précipite, au plus grand galop de Rossinante, contre le premier
moulin qui se trouvait devant lui; mais, au moment où il perçait l’aile d’un
grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu’elle met la lance
en pièces, et qu’elle emporte après elle le cheval et le chevalier qui s’en
alla rouler dans la poussière en fort mauvais état. Sancho Panza se précipita à
son secours de tout le trot de son âne,
et trouva, en arrivant près de lui, qu’il ne pouvait plus remuer, tant le coup
et la chute avaient été rudes. « Miséricorde! s’écria Sancho, n’avais-je pas
bien dit à Votre Grâce qu’elle prît
garde à ce qu’elle faisait, que ce n’était pas autre chose que des moulins à
vent, et qu’il fallait, pour s’y tromper, en avoir d’autres dans la tête? – Paix, paix! ami Sancho, répondit don
Quichotte : les choses de la guerre sont plus que toute autre sujettes à des
chances continuelles; d’autant plus que je pense, et ce doit être la vérité,
que ce sage Freston, qui m’a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants
en moulins pour m’enlever la gloire de
les vaincre : tant est grande l’inimitié qu’il me porte! Mais en fin de compte
son art maudit ne prévaudra pas contre la bonté de mon épée.
De bonne guerre : loyal, sans
traîtrise. Lieue : environ 4
km. Oraison : prière (langage soutenu).
Briarée : géant aux cent bras de la mythologie grecque.
Dulcinée : nom donné par Don Quichotte à une paysanne qu’il a
choisie pour dame.
Chance : accident, hasard.
Freston : enchanteur de roman auquel Don Quichotte attribue la
disparition de ses livres et de son cabinet de lecture (bibliothèque).
Prévaloir :
l’emporter, avoir l’avantage.
Inimitié : hostilité.
Bonté : qualité, efficacité.
Le narrateur, le
chevalier Des Grieux, âgé de dix-sept ans, s’apprête à quitter Amiens, où il a
suivi ses études, pour rentrer chez ses parents.
J'avais
marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour
plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de
celui que je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui
s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche (1) d'Arras, et nous le
suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas
d'autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent
aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour
pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur
s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers (2). Elle me parut si
charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni
regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde
admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup
jusqu'au transport (3). J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile
à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai
vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût encore moins âgée que moi, elle
reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui
l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle
me répondit ingénument qu'elle y était envoyée par ses parents pour être
religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu'il était
dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs.
Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle
était bien plus expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au
couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir qui s'était déjà
déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je
combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour
naissant et mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n'affecta ni
rigueur ni dédain. Elle me dit, après un moment de silence, qu'elle ne
prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était
apparemment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de
l'éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant
ces paroles, ou plutôt, l'ascendant (4) de ma destinée qui m'entraînait à ma
perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse.
Abbé Prévost, Histoire
du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, 1e partie, 1731.
1. Grande
voiture tirée par des chevaux qui servait au transport des voyageurs.
2. Paniers
où l’on mettait les bagages des voyageurs.
3. Sentiment
passionné.
4. Influence.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le
visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y
mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son
corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes
sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer, et d’attendre la mort
sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement
que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité
d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs
fortes que j’avais apportées ; elles me rendirent autant de force qu’il
en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était
pas difficile d’ouvrir la terre dans le lieu où je me trouvais ; c’était
une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée pour m’en servir à
creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une
large fosse ; j’y plaçai l’idole
de mon cœur, après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits
pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état
qu’après l’avoir embrassée mille fois avec toute l’ardeur du plus
parfait amour. Je m’assis encore près d’elle ; je la considérai
longtemps ; je ne pouvais me résoudre à fermer sa fosse. Enfin, mes
forces recommençant à s’affaiblir, et craignant d’en manquer tout à fait
avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein
de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable.
Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable ; et,
fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le
secours du ciel, et j’attendis la mort avec impatience.
Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j’étais, et le dessein déterminé de mourir, avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur. Aussi ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais sur la fosse sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restaient.
Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j’étais, et le dessein déterminé de mourir, avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur. Aussi ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais sur la fosse sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restaient.
Abbé Prévost, Histoire
du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, 2e partie, 1731.
Quand la caissière lui eut rendu la
monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.
Comme il portait beau par nature et
par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un
geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide
et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups
d’épervier.
Les femmes avaient levé la tête
vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges,
mal peignée, négligée, coiffée d’un chapeau toujours poussiéreux et vêtue
toujours d’une robe de travers, et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées
de cette gargote à prix fixe.
Lorsqu’il fut sur le trottoir, il
demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On était au 28
juin, et il lui restait juste en poche trois francs quarante pour finir le
mois. Cela représentait deux dîners sans déjeuners, ou deux déjeuners sans
dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux sous,
au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se
contentant des déjeuners, un franc vingt centimes de boni, ce qui représentait
encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux bocks sur le
boulevard. C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ;
et il se mit à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
Il marchait ainsi qu’au temps où il
portait l’uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu
entrouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait
brutalement dans la rue pleine de monde, heurtant les épaules, poussant les
gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait légèrement sur
l’oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son
talon. Il avait l’air de toujours défier quelqu’un, les passants, les maisons,
la ville entière, par chic de beau soldat tombé dans le civil.
Quoique habillé d’un complet de
soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu commune,
réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi,
avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux
bleus, clairs, troués d’une pupille toute petite, des cheveux frisés
naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au
mauvais sujet des romans populaires.
Maupassant, Bel-Ami, 1885
Don
Juan aux enfers
Les Fleurs du mal (1857), XV, Charles
Baudelaire.
Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errants sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraine
Et lorsqu’il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errants sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Sganarelle
Je n’ai pas grande peine à le
comprendre, moi ; et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose
assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done
Elvire, je n’en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre,
je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu ;
mais, par précaution, je t’apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon
maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un
chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni
loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure,
en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances chrétiennes
qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me
dis qu’il a épousé ta maîtresse : crois qu’il aurait plus fait pour sa
passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un
mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autres
pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains. Dame,
demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop
froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a
épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu
demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une
ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien
d’autres coups de pinceau. Suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable
quelque jour ; qu’il me vaudrait bien mieux d’être au diable que d’être à
lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterais qu’il fût déjà
je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible
chose ; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j’en aie : la
crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit
d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste.
Molière, Don Juan,
I, 1.
Scène
2
Dom Juan, Sganarelle, un Pauvre.
Sganarelle
Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Le Pauvre
Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt ; mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour.
Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt ; mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y a des voleurs ici autour.
Dom Juan
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.
Le Pauvre
Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Dom Juan
Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Le Pauvre
Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.
Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.
Dom Juan
Eh ! prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Eh ! prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Sganarelle
Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
Dom Juan
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le Pauvre
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Dom Juan
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le Pauvre
Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Dom Juan
Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.
Le Pauvre
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Dom Juan
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Le Pauvre
Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Dom Juan
Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Le Pauvre
Monsieur !
Monsieur !
Dom Juan
À moins de cela, tu ne l’auras pas.
À moins de cela, tu ne l’auras pas.
Sganarelle
Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.
Dom Juan
Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.
Le Pauvre
Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.
Dom Juan
Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
Molière, Don Juan, II, 2.
Dom Juan
Il n’y a plus de honte maintenant
à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode
passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les
personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de
merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours
respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous
les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté
de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui,
de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité
souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens
du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que
l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être
véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des
autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient
aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse
qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur
jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet
habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du
monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils
sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et
quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux
rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri
favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne
quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et
me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans
me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle
envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce
que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de
tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura
choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une
haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce
prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et
saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de
cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les
damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter
des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son
siècle.
Molière, Don Juan,
V, 2.
— Eh ! je n’ai rien à répondre, lui repartis-je, à vos arguments
sophistiques contre la résurrection, tant y a que Dieu l’a dit, Dieu qui
ne peut mentir. — N’allez pas si vite, me répliqua-t-il, vous en êtes
déjà à « Dieu l’a dit » ; il faut prouver auparavant qu’il y ait un
Dieu, car pour moi je vous le nie tout à plat. — Je ne m’amuserai point,
lui dis-je, à vous réciter les démonstrations évidentes dont les
philosophes se sont servis pour l’établir : il faudrait redire tout ce
qu’ont jamais écrit les hommes raisonnables. Je vous demande seulement
quel inconvénient vous encourez de le croire ; je suis bien assuré que
vous ne m’en sauriez prétexter aucun. Puisque donc il est impossible
d’en tirer que de l’utilité, que ne vous le persuadez-vous ? Car s’il y a
un Dieu, outre qu’en ne le croyant pas, vous vous serez mécompté, vous
aurez désobéi au précepte qui commande d’en croire ; et s’il n’y en a
point, vous n’en serez pas mieux que nous ! — Si fait, me répondit-il,
j’en serai mieux que vous, car s’il n’y en a point, vous et moi serons à
deux de jeu ; mais, au contraire, s’il y en a, je n’aurai pas pu avoir
offensé une chose que je croyais n’être point, puisque, pour pécher, il
faut ou le savoir ou le vouloir. Ne voyez-vous pas qu’un homme, même
tant soit peu sage, ne se piquerait pas qu’un crocheteur l’eût injurié,
si le crocheteur aurait pensé ne pas le faire, s’il l’avait pris pour un
autre ou si c’était le vin qui l’eût fait parler ? À plus forte raison
Dieu, tout inébranlable, s’emportera-t-il contre nous pour ne l’avoir
pas connu, puisque c’est Lui-même qui nous a refusé les moyens de le
connaître ? Mais, par votre foi, mon petit animal, si la créance de Dieu
nous était si nécessaire, enfin si elle nous importait de l’éternité,
Dieu lui-même ne nous en aurait-il pas infus à tous des lumières aussi
claires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il
ait voulu [jouer] entre les hommes à cligne-musette, faire comme les
enfants : « Toutou, le voilà » , c’est-à-dire : tantôt se masquer,
tantôt se démasquer, se déguiser à quelques-uns pour se manifester aux
autres, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux, vu que si ç’a été
par la force de mon génie que je l’ai connu, c’est lui qui mérite et non
pas moi, d’autant qu’il pouvait me donner une âme ou des organes
imbéciles qui me l’auraient fait méconnaître Et si, au contraire, il
m’eût donné un esprit incapable de le comprendre, ce n’aurait pas été ma
faute, mais la sienne, puisqu’il pouvait m’en donner un si vif que je
l’eusse compris.
Cyrano, L'Autre monde I Les États et empires de la lune, 1657.
Cyrano, L'Autre monde I Les États et empires de la lune, 1657.
Vous dites donc que nous sommes incapables de connaître s’il y a un
Dieu. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu’il n’est pas ; il
n’y a point de milieu. Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison,
dites-vous, n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous
sépare. Il se joue un jeu à cette distance infinie, où il arrivera croix
ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison vous ne pouvez assurer ni l’un
ni l’autre ; par raison vous ne pouvez nier aucun des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix ; car
vous ne savez pas s’ils ont tort, et s’ils ont mal choisi. Non,
direz-vous ; mais je les blâmerai d’avoir fait non ce choix, mais un
choix : et celui qui prend croix, et celui qui prend pile ont tous deux
tort : le juste est de ne point parier.
Oui ; mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire ; vous êtes embarqué ; et ne parier point que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas. Lequel prendrez-vous donc ? Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu’il est sans hésiter. Oui il faut gager. Mais je gage peut-être trop. Voyons : puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous n’auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s’il y en avait dix à gagner, vous seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil hasard de perte et de gain ; et ce que vous jouez est si peu de chose, et de si peu de durée, qu’il y a de la folie à le ménager en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde ; et que l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on expose et l’incertitude de ce que l’on gagnera égale le bien fini qu’on expose certainement à l’infini qui est incertain. Cela n’est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n’y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu’on expose, et l’incertitude du gain ; cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte : et de là vient que s’il y a autant de hasards d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors la certitude de ce qu’on expose est égale à l’incertitude du gain, tant s’en faut qu’elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il n’y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner.
Oui ; mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire ; vous êtes embarqué ; et ne parier point que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas. Lequel prendrez-vous donc ? Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu’il est sans hésiter. Oui il faut gager. Mais je gage peut-être trop. Voyons : puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous n’auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s’il y en avait dix à gagner, vous seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil hasard de perte et de gain ; et ce que vous jouez est si peu de chose, et de si peu de durée, qu’il y a de la folie à le ménager en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu’il est incertain si on gagnera, et qu’il est certain qu’on hasarde ; et que l’infinie distance qui est entre la certitude de ce qu’on expose et l’incertitude de ce que l’on gagnera égale le bien fini qu’on expose certainement à l’infini qui est incertain. Cela n’est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n’y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu’on expose, et l’incertitude du gain ; cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l’incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu’on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte : et de là vient que s’il y a autant de hasards d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors la certitude de ce qu’on expose est égale à l’incertitude du gain, tant s’en faut qu’elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il n’y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner.
Pascal, Pensées, édition de Port-Royal, VII, 1670.
ASSOMMONS LES PAUVRES !
Pendant
quinze jours je m’étais confiné dans ma chambre, et je m’étais entouré des
livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans) ; je veux
parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux,
sages et riches, en vingt-quatre heures. J’avais donc digéré, — avalé, veux-je
dire, — toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, —
de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui
leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés. — On ne trouvera pas
surprenant que je fusse alors dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la
stupidité.
Il
m’avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le
germe obscur d’une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont
j’avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n’était que l’idée d’une
idée, quelque chose d’infiniment vague.
Et
je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures
engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissants.
Comme
j’allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de
ces regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l’esprit remuait la
matière, et si l’œil d’un magnétiseur faisait mûrir les raisins.
En
même temps, j’entendis une voix qui chuchotait à mon oreille, une voix que je
reconnus bien ; c’était celle d’un bon Ange, ou d’un bon Démon, qui
m’accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n’aurais-je
pas mon bon Ange, et pourquoi n’aurais-je pas l’honneur, comme Socrate,
d’obtenir mon brevet de folie, signé du subtil Lélut et du bien-avisé
Baillarger ?
Il
existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de
Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le
mien daigne conseiller, suggérer, persuader. Ce pauvre Socrate n’avait qu’un
Démon prohibiteur ; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon
d’action, ou Démon de combat.
Or,
sa voix me chuchotait ceci : « Celui-là seul est l’égal d’un autre,
qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la
conquérir. »
Immédiatement,
je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un œil, qui
devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui
briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat
et m’étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le
saisis d’une main par le collet de son habit, de l’autre, je l’empoignai à la
gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois
avouer que j’avais préalablement inspecté les environs d’un coup d’œil, et que
j’avais vérifié que dans cette banlieue déserte je me trouvais, pour un assez
long temps, hors de la portée de tout agent de police.
Ayant
ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les
omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d’une grosse branche
d’arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l’énergie obstinée des
cuisiniers qui veulent attendrir un beefteack.
Tout
à coup, — ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie l’excellence
de sa théorie ! — je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser
avec une énergie que je n’aurais jamais soupçonnée dans une machine si
singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon
augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me
cassa quatre dents, et avec la même branche d’arbre me battit dru comme plâtre.
— Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l’orgueil et la vie.
Alors,
je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la
discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d’un sophiste du
Portique, je lui dis : « Monsieur, vous êtes mon égal !
veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse ; et
souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu’il faut appliquer à
tous vos confrères, quand ils vous demanderont l’aumône, la théorie que j’ai eu
la douleur d’essayer sur votre dos. »
Il
m’a bien juré qu’il avait compris ma théorie, et qu’il obéirait à mes conseils.
Baudelaire, Le Spleen de Paris.
Harmonie du soir
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir,
— Valse mélancolique et langoureux vertige ! —
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
— Valse mélancolique et langoureux vertige ! —
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
— Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Du passé lumineux recueille tout vestige ;
— Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige ;
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir,
— Valse mélancolique et langoureux vertige ! —
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;
— Valse mélancolique et langoureux vertige ! —
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
— Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre qui hait le néant vaste et noir
Du passé lumineux recueille tout vestige ;
— Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige ;
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857.
Locke :
Traité du gouvernement civil,
chapitre 2, 1690.
4. Pour bien
entendre en quoi consiste le pouvoir politique, et connaître sa véritable
origine, il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement.
C'est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de
permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun autre homme, ils
peuvent faire ce qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils possèdent et de
leurs personnes, comme ils jugent à propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les
bornes de la loi de la Nature.
Cet état est
aussi un état d'égalité; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est
réciproque, un homme n'en ayant pas plus qu'un autre. Car il est très évident
que des créatures d'une même espèce et d'un même ordre, qui sont nées sans
distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes
facultés, doivent pareillement être égales entre elles sans nulle subordination
ou sujétion, à moins que le seigneur et le maître des créatures n'ait établi,
par quelque manifeste déclaration de sa volonté, quelques-unes sur les autres,
et leur ait conféré, par une évidente et claire ordonnance, un droit
irréfragable à la domination et à la souveraineté.
5. C'est
cette égalité, où sont les hommes naturellement, que le judicieux Hooker
regarde comme si évidente en elle-même et si hors de contestation, qu'il en
fait le fondement de l'obligation où sont les hommes de s'aimer mutuellement :
il fonde sur ce principe d'égalité tous les devoirs de charité et de justice
auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres. (…)
Cependant,
quoique l'état de nature soit un état de liberté, ce n'est nullement un état de
licence. Certainement, un homme, en cet état, a une liberté incontestable, par
laquelle il peut disposer comme il veut, de sa personne ou de ce qu'il possède
: mais il n'a pas la liberté et le droit de se détruire lui-même, non plus que
de faire tort à aucune autre personne, ou de la troubler dans ce dont elle
jouit, il doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage, que sa
propre conservation demande de lui. L'état de nature a la loi de la nature, qui
doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d'obéir : la
raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s'ils veulent bien la
consulter, qu'étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre,
par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son bien : car, les hommes
étant tous l'ouvrage d'un ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les
serviteurs d'un souverain maître, placés dans le monde par lui et pour ses
intérêts, ils lui appartiennent en propre, et son ouvrage doit durer autant
qu'il lui plait, non autant qu'il plait à un autre. Et étant doués des mêmes
facultés dans la communauté de nature, on ne peut supposer aucune subordination
entre nous, qui puisse nous autoriser à nous détruire les uns les autres, comme
si nous étions faits pour les usages les uns des autres, de la même manière que
les créatures d'un rang inférieur au nôtre, sont faites pour notre usage.
Chacun donc est obligé de se conserver lui-même, et de ne quitter point
volontairement son poste pour parler ainsi.
De la
culture des terres s'ensuivit nécessairement leur partage, et de la propriété
une fois reconnue les premières règles de justice : car pour rendre à chacun le
sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose ; de plus les hommes
commençant à porter leurs vues dans l'avenir et se voyant tous quelques biens à
perdre, il n'y en avait aucun qui n'eût à craindre pour soi la représaille des
torts qu'il pouvait faire à autrui. Cette origine est d'autant plus naturelle
qu'il est impossible de concevoir l'idée de la propriété naissante d'ailleurs
que de la main-d'œuvre ; car on ne voit pas ce que, pour s'approprier les
choses qu'il n'a point faites, l'homme y peut mettre de plus que son travail.
C'est le seul travail qui donnant droit au cultivateur sur le produit de la
terre qu'il a labourée lui en donne par conséquent sur le fond, au moins
jusqu'à la récolte, et ainsi d'année en année, ce qui faisant une possession
continue, se transforme aisément en propriété. Lorsque les Anciens, dit
Grotius, ont donné à Cérès l'épithète de législatrice, et à une fête célébrée
en son honneur le nom de Thesmophories, ils ont fait entendre par là que le
partage des terres a produit une nouvelle sorte de droit. C'est-à-dire le droit
de propriété différent de celui qui résulte de la loi naturelle.
Les choses
en cet état eussent pu demeurer égales, si les talents eussent été égaux, et
que, par exemple, l'emploi du fer et la consommation des denrées eussent
toujours fait une balance exacte ; mais la proportion que rien ne
maintenait fut bientôt rompue ; le plus fort faisait plus d'ouvrage ;
le plus adroit tirait meilleur parti du sien ; le plus ingénieux trouvait
des moyens d'abréger le travail ; le laboureur avait plus besoin de fer,
ou le forgeron plus besoin de blé, et en travaillant également, l'un gagnait
beaucoup tandis que l'autre avait peine à vivre. C'est ainsi que l'inégalité
naturelle se déploie insensiblement avec celle de combinaison et que les
différences des hommes, développées par celles des circonstances, se rendent
plus sensibles, plus permanentes dans leurs effets, et commencent à influer
dans la même proportion sur le sort des particuliers.
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, II, 1755.
l’Etranger, Albert
Camus
Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être
hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : « Mère décédée.
Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C'était
peut-être hier.
L'asile de vieillards est à Marengo, à
quatre-vingts kilomètres d'Alger. Je prendrai l'autobus à deux heures et
j'arriverai dans l'après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain
soir. J'ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les
refuser avec une excuse pareille. Mais il n'avait pas l'air content. Je lui ai
même dit : « Ce n'est pas de ma faute.» Il n'a pas répondu. J'ai pensé alors
que je n'aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n'avais pas à m'excuser.
C'était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans
doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c'est un peu
comme si maman n'était pas morte. Après l'enterrement, au contraire, ce sera
une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J'ai pris l'autobus à deux heures. Il faisait
très chaud. J'ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d'habitude. Ils
avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m'a dit : « On n'a qu'une
mère. » Quand je suis parti, ils m'ont accompagné à la porte. J'étais un peu
étourdi parce qu'il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une
cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J'ai couru pour ne pas manquer le départ.
Cette hâte, cette course, c'est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux
cahots, à l'odeur d'essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je
me suis assoupi. J'ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis
réveillé, j'étais tassé contre un militaire qui m'a souri et qui m'a demandé si
je venais de loin. J'ai dit «oui » pour n'avoir plus à parler.
L’Étranger, première partie, ch. 5 :
J’ai dîné chez Céleste. J’avais déjà commencé à manger lorsqu’il est entré une bizarre petite femme qui m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table. Naturellement, elle le pouvait. Elle avait des gestes saccadés et des yeux brillants dans une petite figure de pomme. Elle s’est débarrassée de sa jaquette, s’est assise et a consulté fiévreusement la carte. Elle a appelé Céleste et a commandé immédiatement tous ses plats d’une voix à la fois précise et précipitée. En attendant les hors-d’œuvre, elle a ouvert son sac, en a sorti un petit carré de papier et un crayon, a fait d’avance l’addition, puis a tiré d’un gousset, augmentée du pourboire, la somme exacte qu’elle a placée devant elle. À ce moment, on lui a apporté des hors-d’œuvre qu’elle a engloutis à toute vitesse. En attendant le plat suivant, elle a encore sorti de son sac un crayon bleu et un magazine qui donnait les programmes radiophoniques de la semaine. Avec beaucoup de soin, elle a coché une à une presque toutes les émissions. Comme le magazine avait une douzaine de pages, elle a continué ce travail méticuleusement pendant tout le repas. J’avais déjà fini qu’elle cochait encore avec la même application. Puis elle s’est levée, a remis sa jaquette avec les mêmes gestes précis d’automate et elle est partie. Comme je n’avais rien à faire, je suis sorti aussi et je l’ai suivie un moment. Elle s’était placée sur la bordure du trottoir et avec une vitesse et une sûreté incroyables, elle suivait son chemin sans dévier et sans se retourner. J’ai fini par la perdre de vue et par revenir sur mes pas. J’ai pensé qu’elle était bizarre, mais je l’ai oubliée assez vite.
L’Étranger, première partie, ch. 5 :
J’ai dîné chez Céleste. J’avais déjà commencé à manger lorsqu’il est entré une bizarre petite femme qui m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table. Naturellement, elle le pouvait. Elle avait des gestes saccadés et des yeux brillants dans une petite figure de pomme. Elle s’est débarrassée de sa jaquette, s’est assise et a consulté fiévreusement la carte. Elle a appelé Céleste et a commandé immédiatement tous ses plats d’une voix à la fois précise et précipitée. En attendant les hors-d’œuvre, elle a ouvert son sac, en a sorti un petit carré de papier et un crayon, a fait d’avance l’addition, puis a tiré d’un gousset, augmentée du pourboire, la somme exacte qu’elle a placée devant elle. À ce moment, on lui a apporté des hors-d’œuvre qu’elle a engloutis à toute vitesse. En attendant le plat suivant, elle a encore sorti de son sac un crayon bleu et un magazine qui donnait les programmes radiophoniques de la semaine. Avec beaucoup de soin, elle a coché une à une presque toutes les émissions. Comme le magazine avait une douzaine de pages, elle a continué ce travail méticuleusement pendant tout le repas. J’avais déjà fini qu’elle cochait encore avec la même application. Puis elle s’est levée, a remis sa jaquette avec les mêmes gestes précis d’automate et elle est partie. Comme je n’avais rien à faire, je suis sorti aussi et je l’ai suivie un moment. Elle s’était placée sur la bordure du trottoir et avec une vitesse et une sûreté incroyables, elle suivait son chemin sans dévier et sans se retourner. J’ai fini par la perdre de vue et par revenir sur mes pas. J’ai pensé qu’elle était bizarre, mais je l’ai oubliée assez vite.
l’Etranger, partie I chapitre
6 (Le meurtre)
J'ai pensé que
je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage
vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la
source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être
à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La
brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur
s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais
enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses
veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne
pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était
stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas.
Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever,
l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a
giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait
au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup
sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux
étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que
les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant
jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes
cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a
charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur
toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et
j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre
poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant,
que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que
j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où
j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où
les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups
brefs que je frappais sur la porte du malheur.
l’Etranger, partie II chapitre 2 (en prison)
Quand je suis
entré en prison, on m'a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravate
et tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. Une
fois en cellule, j'ai demandé qu'on me les rende. Mais on m'a dit que c'était défendu.
Les premiers jours ont été très durs. C'est peut-être cela qui m'a le plus
abattu. Je suçais des morceaux de bois que j'arrachais de la planche de mon
lit. Je promenais toute la journée une nausée perpétuelle. Je ne comprenais pas
pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à personne. Plus tard,
j'ai compris que cela faisait partie aussi de la punition. Mais à ce moment-là,
je m'étais habitué à ne plus fumer et cette punition n'en était plus une pour
moi. À part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore
une fois, était de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à
partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à
penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en
dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début,
c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus
long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de
chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et
pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de
leur couleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le
fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu'au bout de
quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se
trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues
et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui
n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une
prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens,
c'était un avantage.
l’Etranger, Partie II chapitre 4 (au tribunal)
Il a déclaré
que je n'avais rien à faire avec une société dont je méconnaissais les règles
les plus essentielles et que je ne pouvais pas en appeler à ce cœur humain dont
j'ignorais les réactions élémentaires. « Je vous demande la tête de cet homme,
a-t-il dit, et c'est le cœur léger que je vous la demande. Car s'il m'est
arrivé au cours de ma déjà longue carrière de réclamer des peines capitales,
jamais autant qu'aujourd'hui, je n'ai senti ce pénible devoir compensé,
balancé, éclairé par la conscience d'un commandement impérieux et sacré et par
l'horreur que je ressens devant un visage d'homme où je ne lis rien que de
monstrueux. »
Quand
le procureur s'est rassis, il y a eu un moment de silence assez long. Moi,
j'étais étourdi de chaleur et d'étonnement. Le président a toussé un peu et sur
un ton très bas, il m'a demandé si je n'avais rien à ajouter. Je me suis levé
et comme j'avais envie de parler, j'ai dit, un peu au hasard d'ailleurs, que je
n'avais pas eu l'intention de tuer l'Arabe. Le président a répondu que c'était
une affirmation, que jusqu'ici il saisissait mal mon système de défense et
qu'il serait heureux, avant d'entendre mon avocat, de me faire préciser les
motifs qui avaient inspiré mon acte. J'ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots
et en me rendant compte de mon ridicule, que c'était à cause du soleil. Il y a
eu des rires dans la salle. Mon avocat a haussé les épaules et tout de suite
après, on lui a donné la parole. Mais il a déclaré qu'il était tard, qu'il en
avait pour plusieurs heures et qu'il demandait le renvoi à l'après-midi. La
cour y a consenti.
Hermann Hesse, Le Loup des steppes, 1927 :
Hermann Hesse, Le Loup des steppes, 1927 :
Même si j’étais un animal
égaré, incapable de comprendre le monde environnant, ma vie absurde avait
cependant un sens ; quelque chose en moi répondait, servait de récepteur
aux appels issus de mondes lointains et sublimes ; mon cerveau était
empreint de milliers d’images.
Des foules d’anges de
Giotto sous la voûte bleue d’une petite église de Padoue et auprès d’eux Hamlet
et Ophélie couronnée de fleurs, beaux symboles de toute la tristesse et de tous
les malentendus du monde ; et là, dans son ballon incendié, le voyageur
aérien Gianozzo, jouant du cor ; Attila Schmelzle, son chapeau neuf à la
main ; le Boroboudour, soufflant en l’air ses montagnes sculptées. Qu’importe,
si ces belles silhouettes vivaient dans des milliers d’autres cœurs puisqu’il y
avait encore dix mille images et musiques dont la patrie, l’ouïe, la perception
n’existaient qu’en moi seul. Le vieux mur de l’hôpital, vert de grisé, taché,
en efflorescence, dont les renfoncements et les rainures cachaient des milliers
de fresques : qui lui faisait écho ? Qui lui ouvrait son âme ?
Qui ressentait le charme de ses couleurs doucement agonisantes ? Les vieux
livres des moines, aux miniatures tendrement illuminées, les vers des poètes
allemands d’il y a cent ou deux cents ans, oubliés de leur peuple, tous les
volumes usés et émiettés, tous les manuscrits des vieux musiciens, aux feuilles
épaisses et jaunes avec leurs sons engourdis, – qui entendait leurs voix
malicieuses et nostalgiques ? Qui portait un cœur plein de leur esprit et
de leur charme à travers une époque différente et détachée d’eux ? Qui
songeait encore à cet arbre de la montagne de Gubbio, à ce petit cyprès tenace,
qui, fendu et broyé par un éboulement, s’était accroché à la vie et avait
engendré des rejets chétifs ? Qui rendait justice à la ménagère diligente
du premier et à son araucaria astiqué ? Qui déchiffrait la nuit, sur le
Rhin, les écrits nébuleux des brouillards ? C’était le Loup des steppes.
Qui cherchait dans les ruines de sa vie le sens fuyant ? Qui souffrait des
douleurs apparemment absurdes, vivait des sensations manifestement insensées,
espérait en secret trouver dans le dernier chaos de démence la révélation et le
contact de Dieu ?
V
LA CHAMBRE DOUBLE
LA CHAMBRE DOUBLE
Une chambre qui ressemble à une rêverie, une
chambre véritablement spirituelle, où l’atmosphère stagnante est
légèrement teintée de rose et de bleu.
L’âme y prend un bain de paresse, aromatisé
par le regret et le désir. — C’est quelque chose de crépusculaire, de bleuâtre
et de rosâtre ; un rêve de volupté pendant une éclipse.
Les meubles ont des formes allongées,
prostrées, alanguies. Les meubles ont l’air de rêver ; on les dirait doués
d’une vie somnambulique, comme le végétal et le minéral. Les étoffes parlent
une langue muette, comme les fleurs, comme les ciels, comme les soleils
couchants.
Sur les murs nulle abomination artistique.
Relativement au rêve pur, à l’impression non analysée, l’art défini, l’art
positif est un blasphème. Ici, tout a la suffisante clarté et la délicieuse
obscurité de l’harmonie.
Une senteur infinitésimale du choix le plus
exquis, à laquelle se mêle une très-légère humidité, nage dans cette atmosphère,
où l’esprit sommeillant est bercé par des sensations de serre-chaude.
La mousseline pleut abondamment devant les
fenêtres et devant le lit ; elle s’épanche en cascades neigeuses. Sur ce
lit est couchée l’Idole, la souveraine des rêves. Mais comment est-elle
ici ? Qui l’a amenée ? quel pouvoir magique l’a installée sur ce
trône de rêverie et de volupté ? Qu’importe ? la voilà ! je la
reconnais.
Voilà bien ces yeux dont la flamme traverse le
crépuscule ; ces subtiles et terribles mirettes, que je reconnais à
leur effrayante malice ! Elles attirent, elles subjuguent, elles dévorent
le regard de l’imprudent qui les contemple. Je les ai souvent étudiées, ces
étoiles noires qui commandent la curiosité et l’admiration.
À quel démon bienveillant dois-je d’être ainsi
entouré de mystère, de silence, de paix et de parfums ? Ô béatitude !
ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus
heureuse, n’a rien de commun avec cette vie suprême dont j’ai maintenant
connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde !
Non ! il n’est plus de minutes, il n’est
plus de secondes ! Le temps a disparu ; c’est l’Éternité qui règne,
une éternité de délices !
Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la
porte, et, comme dans les rêves infernaux, il m’a semblé que je recevais un
coup de pioche dans l’estomac.
Et puis un Spectre est entré. C’est un
huissier qui vient me torturer au nom de la loi ; une infâme concubine qui
vient crier misère et ajouter les trivialités de sa vie aux douleurs de la
mienne ; ou bien le saute-ruisseau d’un directeur de journal qui réclame
la suite du manuscrit.
La chambre paradisiaque, l’idole, la
souveraine des rêves, la Sylphide, comme disait le grand René, toute
cette magie a disparu au coup brutal frappé par le Spectre.
Horreur ! je me souviens ! je me
souviens ! Oui ! ce taudis, ce séjour de l’éternel ennui, est bien le
mien. Voici les meubles sots, poudreux, écornés ; la cheminée sans flamme
et sans braise, souillée de crachats ; les tristes fenêtres où la pluie a
tracé des sillons dans la poussière ; les manuscrits, raturés ou
incomplets ; l’almanach où le crayon a marqué les dates sinistres !
Et ce parfum d’un autre monde, dont je
m’enivrais avec une sensibilité perfectionnée, hélas ! il est remplacé par
une fétide odeur de tabac mêlée à je ne sais quelle nauséabonde moisissure. On
respire ici maintenant le ranci de la désolation.
Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût,
un seul objet connu me sourit : la fiole de laudanum ; une vieille et
terrible amie ; comme toutes les amies, hélas ! féconde en caresses
et en traîtrises.
Oh ! oui ! Le Temps a reparu ;
Le Temps règne en souverain maintenant ; et avec le hideux vieillard est
revenu tout son démoniaque cortége de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de
Peurs, d’Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses.
Je vous assure que les secondes maintenant
sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la
pendule, dit : — « Je suis la Vie, l’insupportable, l’implacable
Vie ! »
Il n’y a qu’une Seconde dans la vie humaine
qui ait mission d’annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui
cause à chacun une inexplicable peur.
Oui ! le Temps règne ; il a repris
sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son
double aiguillon. — « Et hue donc ! bourrique ! Sue donc,
esclave ! Vis donc, damné ! »
XIX
LE JOUJOU DU PAUVRE
LE JOUJOU DU PAUVRE
Je veux donner l’idée d’un divertissement
innocent. Il y a si peu d’amusements qui ne soient pas coupables !
Quand vous sortirez le matin avec l’intention
décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites
inventions à un sol, — telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les
forgerons qui battent l’enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un
sifflet, — et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux
enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux
s’agrandir démesurément. D’abord ils n’oseront pas prendre ; ils douteront
de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils
s’enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que
vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l’homme.
Sur une route, derrière la grille d’un vaste
jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli château frappé par
le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de
campagne si pleins de coquetterie.
Le luxe, l’insouciance et le spectacle
habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu’on les croirait
faits d’une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.
À côté de lui, gisait sur l’herbe un joujou
splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d’une robe pourpre, et
couvert de plumets et de verroteries. Mais l’enfant ne s’occupait pas de son
joujou préféré, et voici ce qu’il regardait :
De l’autre côté de la grille, sur la route,
entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif,
fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la
beauté, si, comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un
vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
À travers ces barreaux symboliques séparant
deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant
riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare
et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait
dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! Les parents, par économie
sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.
Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre
fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur.
XLIV
LA SOUPE ET LES NUAGES
LA SOUPE ET LES NUAGES
Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner,
et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes
architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions
de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « —
Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle
bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »
Et tout à coup je reçus un violent coup de
poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix
hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite
bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe,
s…. b….. de marchand de nuages ? »
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