Texte A - Victor HUGO, "Soleils
couchants", poème VI, Les Feuilles d'automne (1831)
Le soleil s'est couché ce soir dans les nuées.
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !
Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l'aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en
foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d'argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S'iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu'il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma
tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m'en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !
Texte B - Joachim Du Bellay, Les Regrets (1558), XLVIII
Ô combien est heureux qui n'est contraint de feindre,1. Du Bellay se trouve à Rome en qualité d'intendant de la maison de son oncle, le Cardinal Jean Du Bellay.
Ce que la vérité le contraint de penser,
Et à qui le respect d'un qu'on n'ose offenser1
Ne peut la liberté de sa plume contraindre !
Las, pourquoi de ce nœud sens-je la mienne étreindre,
Quand mes justes regrets je cuide2 commencer ?
Et pourquoi ne se peut mon âme dispenser3
De ne sentir son mal ou de s'en pouvoir plaindre ?
On me donne la gêne, et si4 n'ose crier,
On me voit tourmenter5, et si n'ose prier
Qu'on ait pitié de moi. O peine trop sujette !
Il n'est feu si ardent, qu'un feu qui est enclos,
Il n'est si fâcheux mal, qu'un mal qui tient à l'os,
Et n'est si grand' douleur, qu'une douleur muette.
2. cuider : croire.
3. se dispenser de : se permettre de.
4. si : pourtant.
5. on me voit tourmenter : on voit que l'on me tourmente.
Texte A : Gustave FLAUBERT, Madame Bovary, 1857.
[Dans la
campagne normande, Emma Bovary mène une vie ennuyeuse auprès de Charles,
son mari. Elle tombe amoureuse de Rodolphe, un riche voisin. Les deux
amants ont alors le projet de s'enfuir. Toutefois, cet amour n'est pas
réciproque.]
« Ah ! la belle nuit ! dit Rodolphe.
— Nous en aurons d'autres ! » reprit Emma.
Et, comme se parlant à elle-même :
« Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le cœur triste, cependant ? Est-ce l'appréhension de l'inconnu..., l'effet des habitudes quittées..., ou plutôt... ? Non, c'est l'excès du bonheur ! Que je suis faible, n'est-ce pas ? Pardonne-moi !
— Il est encore temps! s'écria-t-il. Réfléchis, tu t'en repentiras peut-être.
— Jamais ! » fit-elle impétueusement1.
Et, en se rapprochant de lui :
« Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n'y a pas de désert, pas de précipice ni d'océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète ! Nous n'aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi. »
Il répondait à intervalles réguliers : « Oui... oui !... » Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d'une voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient :
« Rodolphe ! Rodolphe !. .. Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe ! »
Minuit sonna.
« Minuit ! dit-elle. Allons, c'est demain ! encore un jour ! »
Il se leva pour partir; et, comme si ce geste qu'il faisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai:
« Tu as les passeports ?
— Oui.
— Tu n'oublies rien ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— Certainement.
— C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu m'attendras ?... à midi ? »
Il fit un signe de tête.
« À demain, donc ! » dit Emma dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s'éloigner.
Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de l'eau entre des broussailles :
« À demain ! » s'écria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre comme un fantôme, il fut pris d'un tel battement de cœur, qu'il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber.
« Quel imbécile je suis ! fit-il en jurant épouvantablement. N'importe, c'était une jolie maîtresse ! »
— Nous en aurons d'autres ! » reprit Emma.
Et, comme se parlant à elle-même :
« Oui, il fera bon voyager... Pourquoi ai-je le cœur triste, cependant ? Est-ce l'appréhension de l'inconnu..., l'effet des habitudes quittées..., ou plutôt... ? Non, c'est l'excès du bonheur ! Que je suis faible, n'est-ce pas ? Pardonne-moi !
— Il est encore temps! s'écria-t-il. Réfléchis, tu t'en repentiras peut-être.
— Jamais ! » fit-elle impétueusement1.
Et, en se rapprochant de lui :
« Quel malheur donc peut-il me survenir ? Il n'y a pas de désert, pas de précipice ni d'océan que je ne traverserais avec toi. À mesure que nous vivrons ensemble, ce sera comme une étreinte chaque jour plus serrée, plus complète ! Nous n'aurons rien qui nous trouble, pas de soucis, nul obstacle ! Nous serons seuls, tout à nous, éternellement... Parle donc, réponds-moi. »
Il répondait à intervalles réguliers : « Oui... oui !... » Elle lui avait passé les mains dans ses cheveux, et elle répétait d'une voix enfantine, malgré de grosses larmes qui coulaient :
« Rodolphe ! Rodolphe !. .. Ah ! Rodolphe, cher petit Rodolphe ! »
Minuit sonna.
« Minuit ! dit-elle. Allons, c'est demain ! encore un jour ! »
Il se leva pour partir; et, comme si ce geste qu'il faisait eût été le signal de leur fuite, Emma, tout à coup, prenant un air gai:
« Tu as les passeports ?
— Oui.
— Tu n'oublies rien ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— Certainement.
— C'est à l'hôtel de Provence, n'est-ce pas, que tu m'attendras ?... à midi ? »
Il fit un signe de tête.
« À demain, donc ! » dit Emma dans une dernière caresse.
Et elle le regarda s'éloigner.
Il ne se détournait pas. Elle courut après lui, et, se penchant au bord de l'eau entre des broussailles :
« À demain ! » s'écria-t-elle.
Il était déjà de l'autre côté de la rivière et marchait vite dans la prairie.
Au bout de quelques minutes, Rodolphe s'arrêta; et, quand il la vit avec son vêtement blanc peu à peu s'évanouir dans l'ombre comme un fantôme, il fut pris d'un tel battement de cœur, qu'il s'appuya contre un arbre pour ne pas tomber.
« Quel imbécile je suis ! fit-il en jurant épouvantablement. N'importe, c'était une jolie maîtresse ! »
1 Impétueusement : de manière violente et rapide.
Texte C : Paul Verlaine, « L’enterrement », Poèmes saturniens*, 1866.
Je ne sais rien de gai comme un enterrement !
Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille1,
Le prêtre en blanc surplis2, qui prie allègrement,L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille,
Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S’installe le cercueil, le mol éboulement
De la terre, édredon du défunt, heureux drille3,Tout cela me paraît charmant, en vérité !
Et puis, tout rondelets, sous leur frac4 écourté,
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens,
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire,
Les héritiers resplendissants !
1- Trille : note musicale, sonorité qui se prolonge.
2- Surplis : vêtement à manches larges que les prêtres portent sur la soutane.
3- Drille : homme jovial.
4- Frac : habit noir de cérémonie.
* En fait ce poème n'appartient pas à ce recueil, mais lui a été parfois ajouté dans certaines éditions (NdE).
2- Surplis : vêtement à manches larges que les prêtres portent sur la soutane.
3- Drille : homme jovial.
4- Frac : habit noir de cérémonie.
* En fait ce poème n'appartient pas à ce recueil, mais lui a été parfois ajouté dans certaines éditions (NdE).
TEXTE A - Molière, La Critique de L'Ecole des femmes.
[La Critique de L'Ecole des femmes met en scène un débat entre des personnages adversaires et partisans de la pièce L'Ecole des femmes,
« quatre jours après » la première représentation. Quand Dorante entre en scène, la discussion est en cours.]
SCÈNE V
DORANTE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, ÉLISE, URANIE.
DORANTE, LE MARQUIS, CLIMÈNE, ÉLISE, URANIE.
DORANTE
Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.
URANIE
Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal.
LE MARQUIS
Il est vrai, je la trouve détestable ; morbleu ! détestable du dernier détestable ; ce qu'on appelle détestable.
DORANTE
Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.
LE MARQUIS
Quoi ! Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
DORANTE
Oui, je prétends la soutenir.
LE MARQUIS
Parbleu ! je la garantis détestable.
DORANTE
La caution n'est pas bourgeoise1. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?
LE MARQUIS
Pourquoi elle est détestable ?
DORANTE Oui.
LE MARQUIS
Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
DORANTE
Après cela, il n'y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
LE MARQUIS
Que sais-je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant2, Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui3 j'étais, a été de mon avis.
DORANTE
L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé.
LE MARQUIS
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre4 y fait : je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.
DORANTE
Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air5, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l'autre jour sur le théâtre6 un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc ! » Ce fut une seconde comédie, que le chagrin7 de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l'assemblée8, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d'or et de la pièce de quinze sols9 ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
LE MARQUIS
Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai ! hai ! hai ! ! hai ! hai ! hai !
DORANTE
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille10. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connaître ; qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l'art qu'ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu ! Messieurs, taisez-vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d'une chose ; n'apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d'habiles gens.
1. Remarque moqueuse : une garantie était dite « bourgeoise » quand elle
était fournie par une personne solvable. Le marquis est un aristocrate.
Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris, et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car enfin j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.
URANIE
Voilà Monsieur le Marquis qui en dit force mal.
LE MARQUIS
Il est vrai, je la trouve détestable ; morbleu ! détestable du dernier détestable ; ce qu'on appelle détestable.
DORANTE
Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable.
LE MARQUIS
Quoi ! Chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce ?
DORANTE
Oui, je prétends la soutenir.
LE MARQUIS
Parbleu ! je la garantis détestable.
DORANTE
La caution n'est pas bourgeoise1. Mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ?
LE MARQUIS
Pourquoi elle est détestable ?
DORANTE Oui.
LE MARQUIS
Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
DORANTE
Après cela, il n'y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
LE MARQUIS
Que sais-je, moi ? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant2, Dieu me damne ; et Dorilas, contre qui3 j'étais, a été de mon avis.
DORANTE
L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé.
LE MARQUIS
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre4 y fait : je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.
DORANTE
Tu es donc, Marquis, de ces Messieurs du bel air5, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l'autre jour sur le théâtre6 un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : « Ris donc, parterre, ris donc ! » Ce fut une seconde comédie, que le chagrin7 de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l'assemblée8, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d'or et de la pièce de quinze sols9 ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout et assis, on peut donner un mauvais jugement ; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
LE MARQUIS
Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai ! hai ! hai ! ! hai ! hai ! hai !
DORANTE
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille10. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connaître ; qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l'art qu'ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu ! Messieurs, taisez-vous, quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d'une chose ; n'apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d'habiles gens.
2. méchant : mauvais, sans valeur.
3. contre qui : à côté de qui.
4. le parterre : les spectateurs, qui n'appartenaient pas à l'aristocratie, s'y tenaient debout.
5. le « bel air » : les belles manières, celles des gens « de qualité ». Expression qui, après avoir été à la mode, s'employait souvent ironiquement.
6. Certains spectateurs, appartenant à l'aristocratie, prenaient place sur des chaises, de chaque côté de la scène.
7. chagrin : mauvaise humeur.
8. Remarque moqueuse : en homme de bonne compagnie, puisqu'il s'offre lui-même en spectacle au public..
9. Fait allusion au prix payé par les spectateurs assis aux places « sur le théâtre », et par ceux qui sont debout, au parterre.
10. Mascarille : ce valet, dans Les Précieuses ridicules, singeait les marquis, ainsi ridiculisés par Molière.
TEXTE A - Honoré de Balzac,
Le Chef-d'œuvre inconnu, 1832.
[L'action
de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune
peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un
célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le
palier, il fait une étrange rencontre.]
Un vieillard vint à
monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son
rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune
homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l'ami du peintre ; il
se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement,
espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère
serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de
diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3
les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en
saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais
ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement
relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer
ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans
lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques
au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs
singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces
pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de
cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs
arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4,
entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une
truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde
chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le
jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous
eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre
dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre.
1. rabat : grand col rabattu
porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4. débile : qui manque de force physique, faible.
5. truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6. pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7. Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes représentés.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4. débile : qui manque de force physique, faible.
5. truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6. pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7. Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes représentés.
Texte A - Jean de La Bruyère, Caractères, "De l'homme", 1688.
Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes
ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir
à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres ; il
oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie ; il se rend
maître du plat, et fait son propre1 de chaque service : il ne s'attache à
aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous ; il voudrait pouvoir les
savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains ; il
manie les viandes2, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il
faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur
épargne aucune de ces mal propretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux
plus affamés ; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe ;
s'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre
plat et sur la nappe ; on le suit à la trace. Il mange haut3 et avec grand
bruit ; il roule les yeux en mangeant ; la table est pour lui un râtelier4 ;
il écure5 ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il
se trouve, une manière d'établissement6, et ne souffre pas d'être plus pressé7 au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a dans un carrosse que les
places du fond qui lui conviennent ; dans toute autre, si on veut l'en croire,
il pâlit et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les
prévient8 dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la
meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage ; ses valets,
ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service. Tout ce qu'il
trouve sous sa main lui est propre, hardes9, équipages10. Il embarrasse tout
le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de
maux que les siens, que sa réplétion11 et sa bile, ne pleure point la mort des
autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de
l'extinction du genre humain.
1. son propre : sa propriété.
2. viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
3. manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
4. râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
5. écurer : se curer.
6. une manière d'établissement : il fait comme s'il état chez lui.
7. pressé : serré dans la foule.
8. prévenir : devancer.
9. hardes : bagages.
10. équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
11. réplétion : surcharge d'aliments dans l'appareil digestif.
2. viandes : se dit pour toute espèce de nourriture.
3. manger haut : manger bruyamment, en se faisant remarquer.
4. râtelier : assemblage de barreaux contenant le fourrage du bétail.
5. écurer : se curer.
6. une manière d'établissement : il fait comme s'il état chez lui.
7. pressé : serré dans la foule.
8. prévenir : devancer.
9. hardes : bagages.
10. équipage : tout ce qui est nécessaire pour voyager (chevaux, carrosses, habits, etc.).
11. réplétion : surcharge d'aliments dans l'appareil digestif.
TEXTE C - Eugène Ionesco (1912-1994), Rhinocéros (1959).
[Au début de la pièce, deux amis se retrouvent, dans une ville où une étrange maladie, "la rhinocérite", transformera peu à peu les habitants, sauf Bérenger, en rhinocéros. Cette transformation constitue une image de la montée du nazisme ou d'autres formes de totalitarisme.]
JEAN,
l'interrompant. — Vous êtes dans un triste état, mon ami.
BERENGER. — Dans un triste état, vous trouvez ?
JEAN. — Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous bâillez, vous êtes mort de sommeil...
BERENGER. — J'ai un peu mal aux cheveux...
JEAN. — Vous puez l'alcool !
BERENGER. — J'ai un petit peu la gueule de bois, c'est vrai !
JEAN. — Tous les dimanches matin, c'est pareil, sans compter les jours de la semaine.
BERENGER. — Ah non, en semaine c'est moins fréquent, à cause du bureau...
JEAN. — Et votre cravate, où est-elle ? Vous l'avez perdue dans vos ébats !
BERENGER, mettant la main à son cou. — Tiens, c'est vrai, c'est drôle, qu'est-ce que j'ai bien pu en faire ?
JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. — Tenez, mettez celle-ci.
BERENGER. — Oh, merci, vous êtes bien obligeant. (il noue la cravate à son cou.)JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. — Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! (Il sort un peigne de l'autre poche de son veston.)
BERENGER, prenant le peigne. — Merci. (Il se peigne vaguement.)
JEAN. — Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. (Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s'y examine ; en se regardant dans la glace, il tire la langue.)
BERENGER. — J'ai la langue bien chargée.
JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. — Ce n'est pas étonnant !... (Il reprend aussi le peigne que lui tend Bérenger, et le remet dans sa poche.) La cirrhose1 vous menace, mon ami.
BERENGER, inquiet. — Vous croyez ?...
JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. — Gardez la cravate, j'en ai en réserve.
BERENGER, admiratif. — Vous êtes soigneux, vous.
JEAN, continuant d'inspecter Bérenger. — Vos vêtements sont tout chiffonnés, c'est lamentable, votre chemise est d'une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules...
BERENGER. —Qu'est-ce qu'elles ont, mes épaules ?...
JEAN. — Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n'ai pas de brosse sur moi, cela gonflerait les poches. (Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.) Oh là là... Où donc avez-vous pris cela ?
BERENGER. — Je ne m'en souviens pas.
JEAN. — C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami.
BERENGER. — Vous êtes bien sévère...
1. cirrhose : maladie du foie.BERENGER. — Dans un triste état, vous trouvez ?
JEAN. — Je ne suis pas aveugle. Vous tombez de fatigue, vous avez encore perdu la nuit, vous bâillez, vous êtes mort de sommeil...
BERENGER. — J'ai un peu mal aux cheveux...
JEAN. — Vous puez l'alcool !
BERENGER. — J'ai un petit peu la gueule de bois, c'est vrai !
JEAN. — Tous les dimanches matin, c'est pareil, sans compter les jours de la semaine.
BERENGER. — Ah non, en semaine c'est moins fréquent, à cause du bureau...
JEAN. — Et votre cravate, où est-elle ? Vous l'avez perdue dans vos ébats !
BERENGER, mettant la main à son cou. — Tiens, c'est vrai, c'est drôle, qu'est-ce que j'ai bien pu en faire ?
JEAN, sortant une cravate de la poche de son veston. — Tenez, mettez celle-ci.
BERENGER. — Oh, merci, vous êtes bien obligeant. (il noue la cravate à son cou.)JEAN, pendant que Bérenger noue sa cravate au petit bonheur. — Vous êtes tout décoiffé ! (Bérenger passe les doigts dans ses cheveux.) Tenez, voici un peigne ! (Il sort un peigne de l'autre poche de son veston.)
BERENGER, prenant le peigne. — Merci. (Il se peigne vaguement.)
JEAN. — Vous ne vous êtes pas rasé ! Regardez la tête que vous avez. (Il sort une petite glace de la poche intérieure de son veston, la tend à Bérenger qui s'y examine ; en se regardant dans la glace, il tire la langue.)
BERENGER. — J'ai la langue bien chargée.
JEAN, reprenant la glace et la remettant dans sa poche. — Ce n'est pas étonnant !... (Il reprend aussi le peigne que lui tend Bérenger, et le remet dans sa poche.) La cirrhose1 vous menace, mon ami.
BERENGER, inquiet. — Vous croyez ?...
JEAN, à Bérenger qui veut lui rendre la cravate. — Gardez la cravate, j'en ai en réserve.
BERENGER, admiratif. — Vous êtes soigneux, vous.
JEAN, continuant d'inspecter Bérenger. — Vos vêtements sont tout chiffonnés, c'est lamentable, votre chemise est d'une saleté repoussante, vos souliers... (Bérenger essaye de cacher ses pieds sous la table.) Vos souliers ne sont pas cirés... Quel désordre !... Vos épaules...
BERENGER. —Qu'est-ce qu'elles ont, mes épaules ?...
JEAN. — Tournez-vous. Allez, tournez-vous. Vous vous êtes appuyé contre un mur... (Bérenger étend mollement sa main vers Jean.) Non, je n'ai pas de brosse sur moi, cela gonflerait les poches. (Toujours mollement, Bérenger donne des tapes sur ses épaules pour en faire sortir la poussière blanche ; Jean écarte la tête.) Oh là là... Où donc avez-vous pris cela ?
BERENGER. — Je ne m'en souviens pas.
JEAN. — C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami.
BERENGER. — Vous êtes bien sévère...
Texte D : Jacques Prévert, « La fête à Neuilly», Histoires, 1946.
[La fête foraine de Neuilly, près de Paris, a été très populaire depuis le XlXe siècle jusqu'à sa disparition en 1935.]
1. Ménagerie : lieu où sont réunis les animaux dangereux dans un cirque.Une horloge sonne douze coups
Qui sont ceux de minuit
Adorable soleil des enfants endormis
Dans une ménagerie1
À la fête de Neuilly
Un ménage de dompteurs se déchire
Et dans leurs cages
Les lions rugissent allongés et ravis
Et font entre eux un peu de place
Pour que leurs lionceaux aussi
Puissent jouir du spectacle
Et dans les éclairs de l'orage
Des scènes de ménage des maîtres de la ménagerie
Un pélican indifférent
Se promène doucement
En laissant derrière lui dans la sciure mouillée
La trace monotone de ses pattes palmées
Et par la déchirure de la toile de tente déchirée
Un grand singe triste et seul
Aperçoit dans le ciel
La lune seule comme lui
La lune éblouie par la terre
Baignant de ses eaux claires les maisons de Neuilly
Baignant de ses eaux claires
Toutes les pierres de lune des maisons de Paris
Une horloge sonne six coups
Elle ajoute un petit air
Et c'est six heures et demie
Les enfants se réveillent
Et la fête est finie
Les forains sont partis
La lune les a suivis.
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