Camus et Cain


La Vie des idées : Les correspondances littéraires entre L’Étranger et Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain sont frappantes. Pouvez-vous nous donner votre propre point de vue sur ces correspondances ?
Alice Kaplan : Le roman de Cain a servi de modèle à Camus pour le ton neutre de la narration à la première personne. La voix du narrateur, qui attend dans le couloir de la mort, donne au Facteur une tonalité sinistre, d’outre-tombe, qui est aussi celle de L’Étranger. J’ai été frappée par le fait que Frank Chambers, le meurtrier du Facteur, dit « Le Grec » en parlant de sa victime, Nick Papadakis. Nommer Papadakis ainsi le déshumanise et Chambers et son amante, Cora, préfèrent le simple qualificatif ethnique. Voilà un effet de style qui permet à l’auteur de signifier le racisme sans avoir à l’expliquer. Cain arrive alors à renforcer l’atmosphère de tension raciale dans la Californie des années trente, celle de la Dépression qui sert de cadre au roman. Dans L’Étranger, Camus écrit simplement « L’Arabe » pour nommer la victime de Meursault. Des critiques ont condamné Camus pour ce choix, et les lecteurs d’aujourd’hui sentent encore la violence de cet anonymat. Je crois que c’était un choix délibéré de la part de Camus de ne pas nommer l’Arabe, plutôt qu’une marque inconsciente de racisme – c’était la façon qu’il avait, inspiré de Cain, de renforcer l’impression de violence dégagée par une société définie par le racisme.

Tobias Wolff : Quand j’ai appris à mieux connaître Camus, après ma première rencontre avec L’Étranger, j’ai été heureux de voir qu’il y avait dans ce ton quelque chose qui venait du roman noir américain, notamment du Facteur sonne toujours deux fois de James M.Cain. La voix sans affect de ce roman est très proche de celle de Meursault, jusqu’à la deuxième partie de L’Étranger, où elle devient plus lyrique et introspective. J’aime l’idée que Camus reconnaissait l’influence de Cain, car il est très rare que les auteurs littéraires rendent hommage aux auteurs de genre comme source d’inspiration, alors qu’en fait nous en passons tous par là, en lisant des romans noirs, des policiers, des romans historiques et même des romans d’amour quand nous sommes plus jeunes, après quoi nous tentons d’effacer les traces de ce qui nous a marqués. Il y a aussi du Hemingway ici. Au début, je n’ai pas vu son influence sur L’Étranger, parce que je ne connaissais pas assez bien le français ; je l’ai comprise plus tard, et notamment celle des nouvelles, « Les Tueurs » par exemple, ou « La Grande Rivière au cœur double », dont la prose mesurée et l’attention minutieuse au quotidien et au monde extérieur traduisent les efforts de Nick pour étouffer les émotions qui menacent de le submerger. On retrouve cela dans la voix de Meursault et dans son regard, résolument tourné vers l’extérieur. Il est terrifié par ses propres sentiments – ceux-là mêmes qui, paradoxalement, le ramènent sur la plage le jour du meurtre, fuyant les pleurs des femmes dans la maison –, comme il était gêné par les sanglots de la femme lors de la veillée funèbre de sa mère et par la peine que montrait Pérez, l’ami de sa mère.

« Camus en Amérique », entretien avec Alice Kaplan et Tobias Wolff, La vie des idées.fr

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