Kafka : incipit du Procès
Arrestation
Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K., car il
fut arrêté un matin sans avoir rien fait de mal. Cette fois-là, la cuisinière de
Mme Grubach, sa logeuse, qui lui apportait son petit-déjeuner tous les jours
vers huit heures, ne se présenta pas. Ce n’était encore jamais arrivé. K.
patienta quelques instants, aperçut de son oreiller la vieille femme habitant en
face, qui l’observait avec une curiosité tout à fait inhabituelle puis, à la
fois troublé et affamé, il sonna. Aussitôt, on frappa à sa porte, et un homme
entra, qu’il n’avait encore jamais vu dans cet appartement. Quoique mince, il
était bien bâti et portait un habit noir seyant, pourvu à la façon des costumes
de voyage d’une série de plis, de poches, de boucles, de boutons et d’une
ceinture, qui le firent paraître particulièrement pratique même si leur utilité
restait incertaine. « Qui êtes-vous ? » demanda K. qui s’était immédiatement
redressé sur son lit. Or, comme s’il fallait accepter sa présence, l’homme ne
releva pas la question et remarqua simplement de son côté : « Vous avez sonné ?
– Anna doit m’apporter le petit-déjeuner », dit
K. et il tenta de découvrir tout d’abord en silence l’identité de l’homme par
l’observation et la réflexion. Mais celui-ci ne s’exposa pas très longtemps à
son regard et se tourna vers la porte, qu’il entrebâilla légèrement pour dire à
quelqu’un qui se tenait apparemment juste derrière : « Il veut qu’Anna lui
apporte son petit-déjeuner. » S’ensuivit un petit rire dans la chambre
mitoyenne, dont la sonorité ne permettait
pas de déterminer s’il était le fait d’une seule ou de plusieurs personnes.
Bien que l’étranger ne pût en avoir tiré une information qu’il ignorait
auparavant, il dit tout de même à K. sur le ton du communiqué : « C’est
impossible.
– Ce serait nouveau », dit K. avant de sauter du
lit et d’enfiler son pantalon à la hâte. « J’aimerais bien savoir qui sont ces
gens dans la chambre d’à côté et comment Mme Grubach va justifier ce dérangement
à mon égard. » Il lui vint tout de suite à l’idée qu’il aurait pu éviter de dire
ces paroles à haute voix et que d’une certaine façon il reconnaissait ainsi à
l’homme un droit de surveillance, mais pour l’heure cela ne lui parut pas
important. Or, l’étranger le prit de cette manière car il demanda : « Vous ne
préférez pas rester là ?
– Je ne veux ni rester là ni que vous m’adressiez
la parole si vous ne vous présentez pas.
– Je ne pensais pas à mal », dit l’étranger,
avant d’ouvrir la porte de son propre chef. À première vue, la chambre
mitoyenne, dans laquelle K. pénétra plus lentement que prévu, n’avait pas changé
depuis la veille au soir. C’était le salon de Mme Grubach, mais peut-être y
avait-il aujourd’hui un peu plus de place que d’habitude dans cette pièce
encombrée de meubles, de couvertures, de porcelaine et de photographies, on ne
s’en rendait pas bien compte sur le moment, d’autant que le changement principal
consistait dans la présence d’un homme assis près de la fenêtre ouverte avec un
livre dont il se désintéressa à présent : « Vous auriez dû rester dans votre
chambre ! Franz ne vous l’a-t-il donc pas dit ?
– Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ? » demanda
K. en faisant alterner son regard entre le nouveau personnage et celui que l’on
appelait Franz, qui s’était arrêté dans l’embrasure de la porte. Par la fenêtre
ouverte, on apercevait à nouveau la vieille femme qui, avec une curiosité
véritablement sénile, s’était maintenant postée à une fenêtre située en face du
salon afin de pouvoir continuer à tout voir. « Mais je veux que Mme Grubach… »,
lança K. avec un geste pour se libérer des deux hommes, qui pourtant se tenaient
loin de lui, puis il fit mine de s’en aller. « Non, dit l’homme près de la
fenêtre, vous n’avez pas le droit de partir puisque vous êtes en état
d’arrestation.
– Ça m’en a tout l’air », dit K., avant de
demander : « Et pourquoi donc ?
– Il n’est pas de notre ressort de vous le dire.
Allez dans votre chambre et patientez. Il se trouve que la procédure a été
engagée, et le moment venu vous serez mis au courant de tout. J’excède ma
mission en vous parlant aussi amicalement. Mais je veux espérer que personne ne
nous entend, à part Franz qui enfreint lui aussi tous les règlements en se
montrant aimable avec vous. Si vous continuez d’avoir autant de chance dans
l’attribution de vos gardiens, vous pouvez être confiant. » K. voulut s’asseoir
mais il constata qu’il n’y avait aucun siège dans toute la pièce, hormis le
fauteuil près de la fenêtre. « Vous finirez par comprendre la vérité de tout
ça », dit Franz qui se dirigeait vers lui en même temps que l’autre homme.
Surtout ce dernier était bien plus grand que K. et lui tapota l’épaule à
plusieurs reprises. Tous deux inspectèrent sa chemise de nuit, et ils dirent
qu’il allait devoir mettre une chemise bien plus modeste à présent, mais qu’ils
conserveraient celle-là tout comme le reste de son linge qui lui serait restitué
si son affaire devait se conclure favorablement. « Il est préférable que vous
nous remettiez vos affaires, plutôt qu’au dépôt, dirent-ils, car au dépôt, il y
a souvent des malversations, et d’ailleurs on y vend toutes les affaires après
un certain temps sans se soucier de ce que la procédure correspondante soit
terminée ou non. Et ce genre de procès traîne beaucoup en longueur, surtout ces
derniers temps ! Toutefois, le dépôt finirait par vous restituer la recette,
mais d’abord cette recette est en soi minime car à la vente, ce n’est pas la
hauteur de l’offre mais la hauteur du pot de vin qui compte, et ensuite
l’expérience nous enseigne que de telles recettes diminuent quand elles passent
de main en main au fil des années. » K. ne prêta guère attention à ces discours,
le droit de disposer de ses affaires, qui pour l’heure lui appartenait peut-être
encore, ne valait pas grand-chose à ses yeux, il était bien plus important de
tirer sa situation au clair ; or la présence de ces gens lui interdisait même de
réfléchir, sans cesse le ventre du second gardien – il ne pouvait en effet
s’agir que de gardiens – venait le heurter quasi amicalement, mais en levant les
yeux, il aperçut, sans rapport avec ce gros corps, un visage sec et osseux au
nez proéminent, tordu sur le côté, qui communiquait par-dessus sa tête avec
l’autre gardien. Quelle sorte d’hommes étaient-ils donc ? De quoi
parlaient-ils ? À quelle administration appartenaient-ils ? K. vivait pourtant
dans un État de droit, la paix régnait partout et toutes les lois étaient en
vigueur ; dès lors, qui osait venir lui tomber dessus à son domicile ? Il était
toujours enclin à prendre les choses à la légère, de ne croire au pire que quand
le pire était arrivé, de ne pas se préoccuper de l’avenir, même si tout
menaçait. Or, à présent, une telle attitude ne lui semblait plus indiquée ; on
pouvait évidemment voir une plaisanterie dans tout cela, une plaisanterie certes
grossière qui, pour des raisons inconnues, peut-être parce que c’était le jour
de son trentième anniversaire, lui aurait été faite par les collègues de la
banque, voilà qui était dans le domaine du possible ; peut-être suffisait-il
simplement de leur rire au nez, à ces gardiens, et ils riraient à leur tour,
peut-être s’agissait-il de domestiques du coin de la rue, ils n’en étaient pas
bien différents ; cependant, il était décidé, pratiquement dès l’instant où il
avait aperçu le gardien Franz, de ne pas céder le moindre avantage qu’il pouvait
avoir sur ces gens. Il voulait bien courir le risque que l’on dirait plus tard
qu’il ne comprenait pas la plaisanterie, mais il se souvenait – même si par
ailleurs il n’avait pas l’habitude de tirer la leçon de ses expériences – de
certains cas en soi insignifiants où, en toute conscience et contrairement à ses
amis, il s’était comporté de manière imprudente, sans la moindre intuition des
conséquences possibles, ce qui lui avait valu la sanction des événements. Cela
ne devait pas se reproduire, du moins pas cette fois ; si c’était une comédie,
il y jouerait son rôle.
Pour l’instant, il était toujours libre.
« Permettez », dit-il avant de passer à la hâte entre les gardiens et de se
rendre dans sa chambre. « Il se montre raisonnable », entendit-il dire dans son
dos. Dans sa chambre, il ouvrit à la hâte les tiroirs du bureau, où tout était
soigneusement rangé, mais il était trop irrité pour retrouver immédiatement les
papiers d’identité qu’il cherchait. Il finit par mettre la main sur son permis
de cycliste et voulut l’apporter aux gardiens mais, le document lui paraissant
trop insignifiant, il continua de fouiller jusqu’à ce qu’il trouvât le
certificat de naissance. Au moment où il fut de retour dans la pièce mitoyenne,
la porte d’en face s’ouvrit et Mme Grubach s’apprêta à y entrer. On ne l’aperçut
qu’un instant, car dès qu’elle reconnut K., elle afficha de la gêne, s’excusa,
disparut et referma la porte avec une extrême précaution. K. n’avait eu que le
temps de dire : « Mais entrez donc ! » À présent, il se tenait avec ses papiers
au milieu de la pièce, le regard toujours rivé sur la porte qui ne s’ouvrait
plus, et il ne fut alerté que par une interjection des gardiens qui dévoraient
son petit-déjeuner à la petite table près de la fenêtre ouverte. « Pourquoi
n’est-elle pas entrée ? demanda-t-il.
– Elle n’en a pas le droit, dit le grand gardien,
puisque vous êtes en état d’arrestation.
– Mais comment puis-je être en état
d’arrestation ? Et surtout de cette manière-là ?
– Voilà que vous remettez ça », dit le gardien en
trempant une tartine beurrée dans le petit pot de miel. « Nous ne répondons pas
à ce genre de questions.
– Vous serez obligés d’y répondre, dit K., voici
mes papiers d’identité, montrez-moi les vôtres et surtout le mandat d’amener.
– Juste ciel ! dit le gardien. Vous n’êtes donc
pas capable d’accepter votre situation, et vous semblez avoir mis un point
d’honneur à nous énerver inutilement, nous qui, parmi tous vos semblables,
sommes probablement les plus proches de vous, désormais !
– C’est ainsi, croyez-le ! » ajouta Franz sans
approcher de la bouche la tasse de café qu’il tenait à la main tout en adressant
à K. une longue œillade sans doute significative et pourtant incompréhensible.
Involontairement, K. accepta un dialogue de regards avec Franz, puis il finit
tout de même par taper sur ses documents pour dire : « Voici mes papiers
d’identité.
– Que nous importent-ils ? s’exclama alors le
grand gardien. Votre comportement est pire que celui d’un enfant. Que
voulez-vous, à la fin ? Voulez-vous mener votre satané grand procès à une
conclusion rapide en discutant identité et mandat d’amener avec nous autres, les
gardiens ? Nous sommes des petits employés qui ne s’y connaissent guère en
papiers d’identité et qui n’ont d’autre rapport avec votre affaire que de monter
la garde auprès de vous dix heures par jour en étant payés pour ça. Voilà ce que
nous sommes, mais nous sommes malgré tout capables de comprendre que la haute
administration, dont nous faisons le service, se renseigne très exactement sur
le détenu et les raisons de son arrestation avant de l’ordonner. L’erreur, ici,
n’existe pas. Pour autant que je connaisse notre administration, et je n’en
connais que les départements inférieurs, elle ne va certainement pas se mettre à
la recherche de coupables dans la population mais, comme la loi le prescrit, ce
sont les coupables qui l’attirent, et elle doit nous mandater, nous autres les
gardiens. C’est la loi. Où serait l’erreur ?
– Je ne connais pas cette loi, dit K.
– Tant pis pour vous, fit le gardien.
– Elle n’existe sans doute que dans vos têtes »,
dit K. avec le souhait de s’immiscer d’une manière ou d’une autre dans les
pensées de ses gardiens pour les tourner à son avantage ou pour y élire
domicile. Mais le gardien dit avec dédain : « Vous allez la sentir passer. »
Franz s’en mêla pour ajouter : « Tu vois, Willem, il avoue qu’il ne connaît pas
la loi tout en prétendant qu’il n’est pas coupable.
– Tu as tout à fait raison, mais on ne peut rien
lui faire entendre », dit l’autre. K. cessa de répondre ; dois-je, pensa-t-il,
me laisser troubler davantage par le bavardage de ces exécutants au bas de
l’échelle, qui ont eux-mêmes reconnu leur position subalterne ? En tout cas, ils
parlent de choses qu’ils ne comprennent pas. Seule leur bêtise autorise une
telle assurance. Les quelques paroles que j’échangerai avec l’un de mes égaux
vont tout rendre incomparablement plus limpide que des conversations
interminables avec ceux-là. Il déambula quelque temps à travers l’espace libre
de la pièce et aperçut la vieille femme d’en face qui, ayant attiré à la fenêtre
un vieillard bien plus âgé qu’elle, le tenait dans son étreinte. K. devait
mettre fin à cette exhibition : « Conduisez-moi chez votre supérieur, dit-il.
– Quand il le souhaitera, pas avant », rétorqua
le gardien qui répondait au nom de Willem, avant d’ajouter : « Et maintenant je
vous conseille d’aller dans votre chambre, de vous tenir tranquille et
d’attendre qu’on ait statué sur votre sort. Nous vous conseillons de ne pas vous
laisser divertir par des pensées inutiles mais de vous recueillir ; de grands
efforts vous seront demandés. Vous ne nous avez pas traités comme nous l’aurions
mérité avec nos manières avenantes ; vous avez oublié que nous sommes des hommes
libres, quoi que nous puissions être par ailleurs, et ce n’est pas là un mince
avantage. Cependant nous sommes disposés à aller vous chercher un petit-déjeuner
au café d’en face, si toutefois vous avez de l’argent. »
Sans réagir à cette offre, K. resta immobile
pendant un moment. S’il ouvrait la porte de la chambre suivante, voire celle de
l’antichambre, ces deux-là n’oseraient peut-être pas l’en empêcher ; la solution
la plus simple serait peut-être de pousser les choses jusqu’à leur paroxysme.
Mais il se pourrait malgré tout qu’ils le saisissent et, une fois à terre, il
aurait perdu toute la supériorité que, d’une certaine façon, il possédait encore
sur eux. Il préféra donc la solution sûre que le cours naturel des choses devait
apporter et se retira dans sa chambre sans qu’une autre parole n’eût été
échangée.
Il se jeta sur son lit et prit une belle pomme
sur la table de toilette, qu’il avait préparée la veille au soir pour le
petit-déjeuner et qui, comme il se rassura en la mordant à pleines dents, valait
certainement mieux que le petit-déjeuner du bar de nuit crasseux qu’il aurait pu
obtenir par la grâce des gardiens. Il se sentait à son aise et confiant, même
s’il manquait le service à la banque ce matin, mais avec la position
relativement élevée qu’il y occupait, il excuserait facilement son absence.
Devait-il en mentionner le véritable motif ? Il pensait le faire. Si l’on n’y
croyait pas, ce qui dans ce cas était compréhensible, il ferait appel au
témoignage de Mme Grubach ou encore des deux vieux d’en face, qui étaient sans
doute en train de crapahuter vers la fenêtre située en face de la sienne. En
considérant le point de vue des gardiens, K. s’étonna qu’ils l’avaient chassé
dans sa chambre pour l’y laisser seul, quand il avait dix fois la possibilité de
se suicider. En même temps il se demanda, de son point de vue cette fois, pour
quelle raison il pouvait commettre un tel acte. Parce que ces deux-là étaient
assis à côté et qu’ils avaient intercepté son petit-déjeuner ? Il aurait été
tellement absurde de se suicider que même s’il avait voulu le faire, il n’en
aurait pas été capable à cause de cette absurdité même. Si la pauvreté d’esprit
des gardiens n’avait pas été aussi éclatante, on aurait pu se convaincre, en
vertu du même raisonnement, qu’ils n’avaient pas jugé dangereux de le laisser
seul. Si cela leur chantait, ils pouvaient à présent constater qu’il se
dirigeait vers un placard, où il conservait un bon schnaps, afin de vider un
premier verre en guise de petit-déjeuner, puis un second, destiné à lui donner
du courage, en prévision du cas improbable qui l’exigerait.
Tout à coup, un appel dans la chambre mitoyenne
l’effraya tellement que ses dents claquèrent sur le verre : « Le superviseur
vous réclame ! » Ce ne fut que le cri qui l’effraya, ce cri bref, haché,
militaire, dont il n’aurait pas cru capable le gardien Franz. L’ordre en
lui-même était le bienvenu. « Enfin ! » lança-t-il en retour, avant de boucler
le placard et de se rendre sur-le-champ dans la pièce mitoyenne. « Qu’est-ce qui
vous prend ? s’écrièrent-ils. Vous voulez donc paraître en bras de chemise
devant le superviseur ? Il va vous faire rouer de coups et nous avec !
– Lâchez-moi, que diable ! » s’écria K. qui avait
déjà été repoussé jusqu’à son vestiaire, « quand on me tombe dessus au pied du
lit, il ne faut pas s’attendre à me trouver en tenue de soirée.
– On n’y peut rien », dirent les gardiens qui, à
chaque fois que K. criait, devenaient très calmes, presque tristes, avec pour
effet de le troubler ou de le ramener en quelque sorte à la raison. « Quelle
cérémonie ridicule », grommela-t-il encore en prenant une veste sur la chaise,
qu’il tint quelques instants entre ses mains comme pour la soumettre au jugement
des gardiens. Ils refusèrent de la tête. « Il faut que ce soit une veste
noire », dirent-ils. Alors K. jeta la veste par terre pour dire, en ignorant
lui-même le sens de ses paroles : « Nous n’en sommes pas encore à l’audience
principale, que je sache. » Les gardiens sourirent, mais s’en tinrent à leur
« il faut que ce soit une veste noire.
– Soit, si cela me permet d’accélérer la
procédure », dit K., puis il ouvrit l’armoire, chercha longtemps parmi les
nombreux habits, se décida pour son meilleur habit noir, un habit à veston dont
la coupe cintrée avait failli faire jaser ses amis, sortit également une
nouvelle chemise et se mit à s’habiller avec soin. En secret, il crut avoir
obtenu une accélération des choses puisque les gardiens avaient oublié de le
contraindre à prendre un bain. Il les observait pour voir s’ils allaient finir
par y penser, mais cela ne leur vint évidemment pas à l’esprit ; cependant,
Willem n’oublia pas d’envoyer Franz chez le superviseur pour l’informer que K.
s’habillait.
Lorsqu’il fut prêt, il dut traverser avec Willem
sur ses talons la pièce attenante, qui était déserte, pour se rendre dans la
chambre suivante dont la porte à double battant était déjà ouverte. K. savait
parfaitement que cette chambre était occupée depuis peu par une certaine Mlle
Bürstner, une dactylographe qui avait coutume de se rendre très tôt à son
travail et de rentrer tard, avec laquelle K. n’avait guère échangé que des
salutations. À présent, la petite table de nuit avait été déplacée du lit au
centre de la pièce pour servir de bureau, et le superviseur s’y était installé.
Il avait croisé les jambes et posé un bras sur le dossier de la chaise.
Dans un coin de la chambre, trois jeunes gens se
tenaient debout en contemplant les photographies de Mlle Bürstner, qui étaient
placées sur une natte accrochée au mur. Une blouse blanche était suspendue à la
poignée de la fenêtre ouverte. À la fenêtre d’en face, les deux vieux avaient
repris position, mais l’assemblée s’était agrandie car, derrière eux, un homme
qui les dépassait de beaucoup arborait une chemise ouverte sur la poitrine en
triturant son bouc aux reflets roux. « Joseph K. ? » s’enquit le superviseur,
peut-être simplement pour attirer sur sa personne le regard distrait de K., qui
opina du chef. « Vous êtes sans doute très surpris par les événements de cette
matinée ? » demanda le superviseur en déplaçant des deux mains les quelques
objets posés sur la petite table de nuit, une bougie et des allumettes, un livre
et un pelote d’épingles, comme s’il s’agissait d’objets qui serviraient aux
débats. « Certes », dit K., et il fut saisi par le bonheur de se trouver enfin
face à un homme raisonnable avec qui il pouvait discuter de son affaire.
« Certes, je suis surpris, mais pas tant que ça.
– Pas tant que ça ? » dit le superviseur avant de
placer la bougie au milieu de la petite table pour regrouper les autres objets
autour d’elle. « Comprenez-moi bien, s’empressa de remarquer K., je veux dire… »
Puis il s’interrompit et chercha des yeux un siège. « Je peux m’asseoir,
n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Ce n’est pas la coutume, répondit le
superviseur.
– Je veux dire, reprit alors K. sans plus
s’interrompre, que je suis en effet très surpris mais quand on a passé trente
ans à se débrouiller tout seul dans ce monde, ce qui est mon cas, on se durcit
face aux surprises et on ne les prend plus trop à cœur. Celle-ci en particulier.
– Et pourquoi celle-ci en particulier ?
– Je ne dirais pas que je vois une plaisanterie
dans tout cela, les dispositions prises sont bien trop importantes. Il faudrait
que l’ensemble des occupants de cette pension y participent et vous tous aussi,
ce qui excéderait le cadre de la simple plaisanterie. Je ne dirais donc pas
qu’il s’agit d’une plaisanterie.
– Vous avez tout à fait raison, dit le
superviseur en vérifiant combien d’allumettes se trouvaient dans la boîte.
– Mais d’un autre côté », poursuivit K. en
s’adressant à toute l’assemblée avec le souhait d’accaparer également
l’attention de ceux qui se tenaient près des photographies, « mais d’un autre
côté, l’affaire ne doit pas être d’une bien grande importance. J’en viens à
cette conclusion parce que je suis accusé sans avoir la moindre faute à me
reprocher, qui pourrait motiver une telle accusation. Mais ce n’est là qu’un
détail de plus, la question principale reste celle-ci : Qui m’accuse ? Quelle
est l’administration qui instruit les poursuites ? Êtes-vous des
fonctionnaires ? Personne ne porte d’uniforme ici, puisque votre habit – il
s’adressa à Franz – ne saurait être qualifié d’uniforme, je dirais plutôt qu’il
s’agit d’un habit de voyage. J’exige que ces questions soient tirées au clair,
et je suis convaincu qu’après cette clarification, nous allons pouvoir prendre
congé les uns des autres de la façon la plus cordiale. »
La boîte d’allumettes à la main, le superviseur
tapa sur la table. « Vous êtes dans l’erreur la plus totale, dit-il. Ces
messieurs et moi-même n’avons qu’une importance mineure dans votre affaire, dont
nous ne savons pratiquement rien. Nous aurions pu revêtir des uniformes tout à
fait réglementaires, et votre affaire ne s’en porterait pas plus mal. De plus,
je suis incapable de vous dire que vous êtes accusé, ou plutôt j’ignore si vous
l’êtes. Vous vous trouvez en état d’arrestation, c’est vrai, mais je n’en sais
pas plus. Peut-être les gardiens ont-ils raconté autre chose, mais il ne s’agit
alors que de racontars. Or, si je ne réponds pas à vos questions, je peux
cependant vous conseiller de moins penser à nous et à ce qui va vous arriver,
pensez donc davantage à vous-même. Et ne faites pas tant de bruit avec le
sentiment de votre innocence, cela trouble l’impression plutôt bonne que vous
faites par ailleurs. Aussi devriez-vous être plus réservé dans vos paroles, nous
aurions pu lire dans votre comportement pratiquement tout ce que vous venez de
dire, même si vous n’aviez prononcé que quelques mots ; d’ailleurs, ces propos
ne vous avantagent pas tellement. »
K. fixa le superviseur. Voilà qu’il recevait un
sermon d’instituteur de la part d’un homme peut-être plus jeune que lui ? et
qu’il se voyait sanctionné par un blâme pour sa franchise ? sans rien apprendre
sur la raison de son arrestation et sur ceux qui l’avaient ordonnée ? Il fut
pris d’une certaine nervosité, déambula dans la pièce sans que l’on s’y opposât,
retroussa ses manchettes, se tâta la poitrine, se lissa les cheveux et dit :
« c’est absurde », en passant devant les trois messieurs, qui se retournèrent
alors pour lui jeter des regards avenants quoique sévères, et il finit par
s’arrêter à nouveau devant la table du superviseur. « Le procureur Hasterer est
l’un de mes bons amis, dit-il, puis-je lui téléphoner ?
– Certainement, dit le superviseur, mais j’ignore
le sens d’une telle démarche, à moins que vous n’ayez à l’entretenir d’une
affaire privée.
– Le sens ? s’écria K., plus consterné qu’énervé.
Mais qui êtes-vous donc ? Vous voulez du sens et vous mettez en scène
l’absurdité la plus totale ? C’est à faire pleurer les pierres ! Ces messieurs
ont commencé par me tomber dessus, et les voilà assis, ou debout, qui se
tournent les pouces en me laissant faire de la haute voltige devant vous. Quel
serait donc le sens de téléphoner à un procureur, quand il paraît que je suis en
état d’arrestation ? C’est bon, je ne téléphonerai pas.
– Mais si », dit le superviseur en désignant de
la main l’antichambre où se trouvait le combiné, « je vous en prie, téléphonez
donc.
– Non, je n’ai plus envie », dit K. avant de se
rendre à la fenêtre. L’assemblée était toujours postée de l’autre côté, même si
la tranquillité des spectateurs paraissait quelque peu troublée puisque K.
s’était lui aussi mis à la fenêtre. Les vieux voulaient se lever, mais l’homme
dans leur dos les rassura. En pointant l’index vers l’extérieur, K. interpella
le superviseur avec fougue : « Tenez, voilà d’autres spectateurs ». Puis il cria
à ceux d’en face : « Disparaissez ! » Le trio recula immédiatement de quelques
pas, et les deux vieux allèrent jusqu’à s’abriter derrière le large corps de
l’homme qui, à en juger par les mouvements de ses lèvres, dit quelque chose que
la distance rendait incompréhensible. Mais ils ne disparurent pas entièrement et
semblaient au contraire guetter le moment où ils pourraient à nouveau se
rapprocher de la fenêtre sans se faire remarquer. « Des gens inconvenants, sans
aucun respect ! » dit K. en se détournant d’eux. Le superviseur l’approuvait
peut-être, comme K. crut le remarquer avec un regard sur le côté, mais il était
également possible qu’il n’eût pas écouté du tout, car il tenait l’une de ses
mains fermement appuyée sur la table et semblait comparer la longueur de ses
doigts. Les deux gardiens étaient assis sur une malle revêtue d’une couverture
d’ornement en se frottant les genoux. Les trois jeunes gens avaient posé les
mains sur les hanches et laissaient planer leurs regards dans le vague. Le
silence régnait comme dans quelque bureau oublié. « Voyons, Messieurs »,
s’exclama K. qui eut l’impression fugace de les porter tous sur ses épaules, « à
en juger par votre attitude, mon affaire devrait s’arrêter là. Je suis d’avis
que le mieux serait de ne plus réfléchir à la légalité ou à l’illégalité de vos
procédés mais de conclure cette affaire à l’amiable en nous serrant la main. Si
vous partagez mon point de vue, alors je vous en prie… », et il s’avança vers la
table du superviseur pour lui tendre la main. Le superviseur leva les yeux, se
mordilla les lèvres et regarda la main tendue de K. qui restait convaincu que
l’autre allait la prendre. Mais le superviseur se leva, saisit un chapeau melon
sur le lit de Mlle Bürstner, qu’il posa prudemment des deux mains sur sa tête,
comme s’il fallait essayer un nouveau couvre-chef. « Comme tout vous paraît
facile ! dit-il en même temps à K., nous devrions conclure cette affaire à
l’amiable, disiez-vous ? Non, non, ce n’est vraiment pas possible. Par contre,
cela ne veut absolument pas dire que vous devez désespérer. Il n’y a aucune
raison à cela. Vous êtes simplement en état d’arrestation, rien de plus. C’est
ce que j’avais à vous notifier, je m’en suis acquitté et j’ai également constaté
la manière dont vous l’avez pris. Nous pouvons en rester là pour aujourd’hui et
prendre congé, provisoirement s’entend. Vous désirez sans doute vous rendre à la
banque, à présent ?
– À la banque ? demanda K., je croyais que
j’étais en état d’arrestation. » Il mit une certaine obstination dans cette
question car, bien que sa poignée de main ne fût pas acceptée, il se sentit de
plus en plus détaché de tous ces gens, surtout depuis que le superviseur s’était
levé. Il jouait avec eux. S’ils devaient s’en aller, il avait l’intention de les
suivre jusqu’à l’entrée de l’immeuble pour leur offrir son arrestation. Voilà
pourquoi il répéta : « Comment puis-je me rendre à la banque si je suis en état
d’arrestation ?
– Ah bon », fit le superviseur, qui avait déjà
atteint la porte, « vous m’avez donc mal compris. Vous êtes certes en état
d’arrestation, mais cela ne doit pas vous empêcher d’exercer votre métier. Et il
ne faut pas que vous soyez gêné dans votre mode de vie habituel.
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