[Le narrateur, le chevalier Des Grieux, âgé de dix-sept
ans, s’apprête à quitter Amiens, où il a suivi ses études, pour rentrer chez
ses parents.]
J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas
! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute
mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette ville, étant
à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche
(1) d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures
descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en sortit
quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune,
qui s'arrêta seule dans la cour pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui
paraissait lui servir de conducteur s'empressait pour faire tirer son équipage
des paniers (2). Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais pensé à
la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi,
dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai
enflammé tout d'un coup jusqu'au transport (3). J'avais le défaut d'être
excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors
par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle
fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître
embarrassée. Je lui demandai ce qui l'amenait à Amiens et si elle y avait
quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument qu'elle y était
envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si
éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein
comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit
comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi.
C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son
penchant au plaisir qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite,
tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses
parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon éloquence
scolastique purent me suggérer. Elle n'affecta ni rigueur ni dédain. Elle me
dit, après un moment de silence, qu'elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être
malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui
laissait nul moyen de l'éviter. La douceur de ses regards, un air charmant de
tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt, l'ascendant (4) de ma destinée
qui m'entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma
réponse.
Abbé Prévost, Histoire du chevalier Des Grieux et
de Manon Lescaut,1731
1. Grande voiture tirée par
des chevaux qui servait au transport des voyageurs.
2. Paniers où l’on mettait les
bagages des voyageurs.
3. Sentiment passionné.
4. Influence.
Vous ferez le commentaire de cet extrait. Vous
pourriez, par exemple, montrer, d’une part, comment l’auteur exprime la force
du sentiment et, d’autre part, comment se manifeste la distance entre le moi du
jeune homme et celui du narrateur.
Extrait de Manon Lescaut
1) Expression de la force du sentiment :
Récit 1e personne et Point de vue subjectif
Mot intensif adverbe si « si charmante »,
« si éclairé »
Ascendant de la jeune fille « charmante »,
« air charmant de tristesse », « maîtresse de mon cœur »
Champ lexical : « enflammé »,
« transport », « maîtresse », « cœur » 2,
« amour » 2, « désirs », « sentiments »
Métaphore : « enflammé », « coup
mortel » périphrase « maîtresse de mon cœur »
Effet du sentiment amoureux : il surmonte
l’obstacle de la timidité, il produit un changement psychologique :
opposition avec « sagesse » et « retenue », innocence il
est « éclairé » avisé, averti, il songe à lui faire la cour
Soudaineté « depuis un moment »,
« déjà », « un moment », décision rapide (dernière phrase)
Il favorise l’éloquence, il lui inspire des
« raisons », des arguments
Caractère irrésistible : « ne me permirent
pas » « ascendant de ma destinée » cet amour est décidé par son
destin
Il est révolté par la décision des parents
"cruelle intention", "coup mortel pour [ses] désirs"
2) distance entre les 2 moi :
Jeune homme 17 ans
Narrateur 22 ans environ
Commentaire du narrateur : adverbe hélas + que et
négation regret
Jugement sur la jeune fille « elle était bien
plus expérimentée »
Jugement sur lui-même : « J’avais le
défaut »
Prolepse : « son penchant au plaisir qui
s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les
miens » et « l'ascendant (4) de ma destinée qui m'entraînait à ma
perte »
Commentaire rédigé par un élève :
La manière dont l’auteur exprime la force fatale de la rencontre
amoureuse ainsi que la distance entre le regard du narrateur et celui du jeune
homme donnent à ce texte un caractère vivant et tragique qui entretient avec
beaucoup d’habileté le suspense et l’intérêt du lecteur qui a envie de connaître
la suite de cette histoire.
Commentaire rédigé par un élève :
Commentaire de texte : Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
Le texte est extrait
du roman « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon
Lescaut » écrit au début du XVIIIe siècle par l’Abbé Prévost. Il
raconte le souvenir d’une rencontre amoureuse entre le narrateur, le chevalier
Des Grieux, âgé de dix sept ans, et une très jeune fille. La rencontre est
décrite comme un véritable coup de foudre. Nous allons essayer d’abord de montrer comment l’auteur exprime
la force du sentiment. Il s’agit de montrer quels procédés l’auteur utilise
pour exprimer la force du sentiment qui est ici amoureux. Nous verrons ensuite
comment se manifeste la distance entre le moi du jeune homme et celui du
narrateur. Il s’agit d’étudier la différence entre le point de vue du héros et
celui du narrateur qui s’exprime à la première personne du singulier.
Dans cet extrait, le
point de vue est subjectif car le narrateur s’exprime à la première personne du
singulier. Ce procédé permet de connaître les pensées du personnage et donc ses
sentiments. La force du sentiment apparaît d’abord dans la manière dont le
héros perçoit la beauté de la jeune femme, soulignée par l’emploi du
« si » qui accentue le propos : « elle me parut si
charmante… » (L7). Ensuite l’auteur utilise les procédés de la métaphore
et de l’hyperbole pour exprimer avec emphase la force du sentiment
amoureux du jeune homme : « je me trouvai enflammé tout d’un coup
jusqu’au transport » (L10). On peut noter qu’il joue sur le contraste
entre cette description et le jeune homme dont « tout le monde admirait la
sagesse et la retenue ». L’auteur utilise à nouveau une hyperbole pour
exprimer toujours avec emphase la manière dont le héros perçoit la jeune
femme qu’il appelle par une périphrase : « la maitresse de mon
cœur » (L12). Puis il utilise à nouveau une métaphore pour décrire
l’influence de l’amour : « l’amour me rendait si éclairé »
(L15). On a l’impression que cette phrase est l’opposé du dicton bien connu
« l’amour rend aveugle ». On peut noter aussi la répétition des
« si », procédé qui a pour objectif d’accentuer le propos comme on
l’a vu. Le projet d’envoyer la jeune femme au couvent est présenté de manière
tragique comme « un coup mortel pour mes désirs » (L 16). On peut
noter qu’il ne s’agit plus là d’amour ou de sentiment amoureux mais de désirs.
L’amour est aussi présenté comme une force qui permet de se battre, avec les
nombreuses raisons qu’il inspire : « je combattis…par toutes les
raisons que mon amour naissant …purent me suggérer » (L20). Enfin,
l’auteur montre la force fatale de cet amour par cette allusion :
« l’ascendant de ma destinée qui m’entrainait à ma perte » (L24).
Dans le texte, le
narrateur raconte son souvenir à la première personne du singulier, ce qui
donne un aspect plus vivant au récit. Dans la première partie, il décrit le
lieu et le moment de la rencontre de manière réaliste et très précise :
« mon départ d’Amiens …Nous vîmes arriver le coche d’Arras… ».
La scène de la rencontre est décrite précisément par le narrateur avec un
regard extérieur. Puis celui-ci donne un point de vue général sur le héros, sur
la manière dont il est vu par les autres : « moi (…) dont tout le monde
admirait la sagesse et la retenue… » (L9) puis « j’avais le défaut
d’être excessivement timide et facile à déconcerter » (L11). Ensuite, il
exprime un point de vue subjectif et intérieur sur son héros, vu par lui-même,
et il nous fait partager ce qu’il ressent : « je me trouvai
enflammé tout d’un coup jusqu’au transport ». A la fin du texte, le
narrateur porte un jugement sur cette rencontre qu’il juge tragique avec le
recul. Il fait des allusions à ce qui va se passer par la suite et utilise le
procédé de la prolepse : « l’ascendant
de ma destinée qui m’entraînait à ma perte » (L25). La distance entre le
narrateur et le personnage est ici celle du temps écoulé. Le narrateur a un
regard tragique sur ce qui va se passer et l’amour est présenté comme une
fatalité contre laquelle le héros ne peut pas lutter. Cette distance est
d’ailleurs présente dès le début du texte quand le narrateur dit :
« Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! J’aurais
porté chez mon père toute mon innocence » (L2). En exprimant ce regret, il
annonce ses malheurs et se démarque du jeune homme innocent. On s’aperçoit que
la distance entre le moi du jeune homme et celui du narrateur est présente tout
au long tout au long du texte. Elle se révèle dans les jugements que Des Grieux
porte sur lui-même et dans les prolepses du début et de la fin.