vendredi 21 décembre 2018

Commentaire : développement rédigé

On s'intéressera d'abord à la tonalité de ce poème. Une légèreté un peu folâtre et futile, telle nous semble être l'impression dominante que ces vers communiquent. Elle est produite à la fois par l'harmonie des vers et par le souvenir qu'ils évoquent. Il s'agit d'un souvenir de jeunesse. Deux arguments permettent de le penser. D'une part, le poète confie : "En ce temps-là, j'étais crédule". Or la naïveté est généralement associée à la jeunesse. De plus, l'emploi de l'imparfait et le complément circonstanciel nous renvoient à une époque révolue. D'autre part, dans les deux premiers huitains, le poète retrace brièvement des amusements nocturnes dont les jeunes gens sont coutumiers. Le mot "bande" et la répétition anaphorique de l’indéfini ("on") font inévitablement songer à ces escapades dans des lieux de plaisir où la camaraderie renforce l'allégresse. Il est notable que le "je" n'apparaisse pas dans ces strophes tant l'individu se fond dans le groupe. Le caractère folâtre de l'évocation émane de la fête. Tout est fait pour le divertissement : la "danse", le "vin doux", qui laisse "vaguement gris", la touche d'exotisme donnée par les "bohémiens", la douceur d'un "mois d'août", les "fleurs plein les charrettes" et le soupçon de canaillerie qui affleure dans les "bas quartiers". Il s'agit de faire la fête, c'est-à-dire de dépenser son temps, ses forces, l'exubérance de la jeunesse et son argent. "La belle jeunesse s'use" et l'on "revient (...) sans un sou". La joie brûle les heures qui s'envolent légères : "On n'a pas le temps de le croire" que la nuit est déjà finie. Mais dans cet amusement somme toute banal, puisque répété comme l'indique le présent à valeur itérative, semble se dessiner quelque chose de moins futile, une rencontre, une "promission". Quelque événement marquant comme le "destin dans la paume écrit". Cette fois, le poète s'individualise, il sort du groupe, sa volonté s'affirme en un geste qui paraît décisif : "J'ai pris, dit-il, la main d'une éphémère". Sous l'adjectif substantivé ou sous la métaphore d'un charmant insecte, apparaît la femme, celle qui donne son titre au poème. On retrouve dans sa rencontre la même facilité que dans la fête, la même fluidité dans son corps : "Elle avait la marche légère". Tout est facile dès le début du poème et par la suite, l'escapade, l'amusement et la fille. Facile comme la chute de la "robe" qui "tomb(e) tout de suite". Tout va "vite vite" comme les paroles de l'étrangère. Cette facilité, le jeune homme y voit une "promission". Sa naïveté transfigure la banalité sans lendemain en "éternelle poésie". Mais cette naïveté est décevante, finalement vaine, car si l'on mise "son âme" ce n'est au fond qu'un jeu" : "Nous avions joué (...) / Un long jour, une courte nuit". La femme n'était qu'une "campanule" commune que le poète a pris pour une "fleur" exotique, symbole de la "passion" amoureuse. On se croyait au ciel, on est sur terre, les valeurs se renversent comme le jour et la nuit : "au matin : "Bonsoir madame", dit le poète avec humour. Car au fond tout cela est insignifiant, d'une grâce futile comme la grâce des beaux octosyllabes aux rimes croisées. Vers fluides, dont la ponctuation est presque absente, phrases qui glissent entraînées par des anaphores ou des coordonnants. Telle est l'impression, la tonalité que nous laissent ces vers, légers comme une caresse, et cette rencontre trop facile pour durer. A croire que le poète ne s'est enchanté d'un souvenir de jeunesse que pour suggérer la vacuité, l'espèce de légèreté, "insoutenable" dirait Kundera, qui transparaît sous le charme. 
Voyons maintenant comment le poète se peint lui-même dans ces vers du Roman inachevéIl emploie la première personne du singulier et donne donc une image de lui-même. L’image peut être celle qu’a le poète et celle que se fait le lecteur. Il peut y avoir une différence. En effet, le lecteur peut juger le poète léger, inconstant ou libertin, ce que Louis Aragon ne pensait peut-être pas de lui-même en écrivant. Voyons quels sont les éléments de son autoportrait. Dans les premières strophes (vers 5-16), Aragon se désigne par le pronom indéfini. Il fait partie d’une bande de jeunes fêtards. Puis il apparaît seul, lors d’une rencontre brève avec la bohémienne. Il est attiré par cette femme car, nous dit-il, dès l’enfance il « aimai(t) déjà les étrangères ». Il entraîne chez lui une « éphémère », c’est-à-dire une femme dont il veut jouir l’espace d’un jour seulement. Son désir le fait agir avec empressement : « Sa robe tomba tout de suite / Quand ma hâte la délia ». Nous avons donc là l’image d’un jeune homme avide et sensuel qui ne perd pas de temps et prend une femme pour un plaisir sans lendemain. Jusque-là, Aragon apparaît comme un viveur qui semble ne chercher que le plaisir des sens. Cependant, dans les vers suivants (29-36), l’image du jeune homme se modifie légèrement. En effet, le poète juge qu’il était « crédule » et que son imagination transfigurait la réalité : « je prenais les campanules / Pour les Fleurs de la Passion ». Il semble donc qu’il voyait dans cette femme beaucoup plus que ce qu’elle n’était. Il semble aussi que son imagination lui donnait des espérances excessives : « Un mot m’était promission ». En d’autres termes, il juge à présent qu’il surestimait la réalité. On peut donc penser qu’il n’était pas en fait simplement un viveur avide de sensations éphémères mais un enthousiaste qui cherchait un idéal. Cette interprétation semble confirmée par les vers 35 et 36. En effet, il affirme, cette fois au présent, qu’il a toujours magnifié le réel ordinaire. Donc cette femme, une « campanule » assez quelconque excepté les yeux bleus et les « jambes de faon », il la surestimait. Donc ce jeune homme ne se contentait pas de plaisirs vulgaires et d’une jouissance sans poésie. Il s’imaginait en Roméo face à Juliette. Ainsi, nous voyons une certaine ambiguïté dans l’image du poète. Entre le noceur sans âme qui prend congé d’un « bonsoir Madame » plutôt froid et l’exalté qui magnifie tout, il y a une divergence. Qu’en conclure ? Le lecteur pourrait finalement simplifier cette diversité en pensant : le jeune homme était sensuel et enthousiaste mais ses emballements n’étaient que feux de paille. En somme, une sorte de Roméo pour qui « A chaque fois tout recommence », un Roméo faible et léger, inconstant comme un libertin. En outre, une autre ambiguïté apparaît : celle du jeu des temps. Le présent des vers 33 à 36 vaut-il seulement pour le jeune homme ou aussi pour l’homme mûr qui compose ce poème ? Il est difficile de conclure avec certitude sur ces trois points : le jeune homme était-il plus noceur que passionné ? Aragon a-t-il à l’esprit cette image d’un Roméo de pacotille ? Le poète est-il demeuré cet enthousiaste qui transfigure l’ordinaire ? Cette incertitude nous amène à penser que l’image du poète est équivoque, sinon contradictoire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire