samedi 1 septembre 2018

L'absurde


Extrait : L’absurde (Le Mythe de Sisyphe, 1942)

 

  Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d'écœurant. Ici je dois conclure qu'elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n'ont rien d'original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l'occasion d'une reconnaissance sommaire dans les origines de l'absurde. Le simple « souci » est à l'origine de tout.

  De même et pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l'avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une situation », « avec l'âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s'agit de mourir. Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu'il est à un certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde.

  Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel, ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions, désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires, remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous n'avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu'il redevient lui-même. Ces décors masqués par l'habitude redeviennent ce qu'ils sont. Ils s'éloignent de nous. De même qu'il est des jours où, sous le visage familier d'une femme, on retrouve comme une étrangère celle qu'on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n'est pas encore venu. Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde.

 

1. Dans le premier paragraphe, comment est décrite l'existence humaine ? Quelle question permet à l'homme de prendre conscience de l'absurdité de la vie ? Quelle peut être la réaction de l'homme face à cette prise de conscience ?

2. Comment naît le sentiment de l'Absurde dans le second paragraphe ?

3. Dans le troisième paragraphe, pourquoi l'homme peut-il se sentir étranger au monde ? D'où naît ici le sentiment de l'Absurde ?


L'Absurde


           Dans le langage courant, ce mot désigne ce qui n'a pas de sens (par exemple, une décision absurde). Ce concept a été défini par Camus dans Le Mythe de Sisyphe (1942), repris dans L'Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula et Le Malentendu (1944).

           L'absurde commence avec la prise de conscience du caractère machinal de l'existence et de la certitude de la mort à venir au bout d'une vie où le temps fait succéder inexorablement chaque jour l'un à l'autre (« Sous l'éclairage mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale, aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition »). L'absurde naît aussi de l'étrangeté du monde qui existe sans l'homme et qu'il ne peut véritablement comprendre.

           L’absurde est ainsi la conséquence de la confrontation de l’homme avec un monde qu'il ne comprend pas et qui est incapable de donner un sens à sa vie (« Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité. »)

 

L'existence humaine est-elle comme un morceau de liège qui flotte, dérive, erre au gré des courants du hasard? Ou bien a-t-elle un arrimage? Pour beaucoup de gens, Dieu est son arrimage, il donne une valeur à l'existence, un sens. D'où le succès de l'idée de Dieu et de la religion. Autre chose que Dieu peut-il donner un sens à l'existence? On ne voit pas comment on pourrait arrimer la vie humaine à l'humanité et à son avenir. Celle-ci existe depuis environ deux millions et demi d'années, ce qui est bien peu en regard de la durée de l'univers. Et combien de temps encore l'humanité existera-t-elle, personne ne peut le savoir. On ne peut donc arrimer la vie humaine à une chose aussi incertaine où le hasard a tant de part. A quoi rime donc la vie humaine s'il n'y a pas de Dieu, ainsi que le pensent Camus et Meursault? La vie de chaque être humain semble faite essentiellement pour la reproduction qui implique la naissance, le développement et la mort. Mais la reproduction donne-t-elle un sens? C'est très douteux. Imaginez une chaise dont on vous dirait qu'elle est faite pour se dupliquer et se détruire ensuite, et ainsi de chaise en chaise devenant différente à chaque duplication, trouveriez-vous qu'une telle chaise aurait du sens? Sans doute que non. L'absurde, pour Camus, est l'absence de réponse au questionnement de l'homme sur le sens. L'homme, pense-t-il, a besoin de cohérence, de rationalité, de sens et il interroge l'existence et le monde, un peu comme l'enfant qui va de pourquoi en pourquoi. Et qu'obtient-il comme réponse? "Le silence éternel des espaces infinis" comme dirait Pascal. De ce silence éternel Pascal dit dans les Pensées qu'il l'effraie. Cette frayeur fait penser à l'angoisse qu'éprouve Meursault face au soleil quand il dit : "Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu." L'angoisse est liée à l'absurde car elle est confrontée à l'incohérence. C'est pour cette raison que le monde des romans de Kafka, qui ont influencé Camus, est angoissant. Si le monde dans lequel vous vivez perd sa cohérence alors vous avez le sentiment angoissant de perdre vos repères. Cette perte de repères devant la désorganisation du monde quotidien peut non seulement couper la personne du monde mais aussi des autres hommes. Sur la plage brûlante de soleil, on voit Meursault subir un état de panique qui amène le premier coup de feu. Mais à d'autres moments il nous confie le sentiment agréable que lui donnent les soirs ou les nuits d'été, le ciel, la lumière. « Dans l’obscurité de ma prison roulante, j’ai retrouvé un à un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d’une ville que j’aimais et d’une certaine heure où il m’arrivait de me sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l’air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l’appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itinéraire d’aveugle, que je connaissais bien avant d’entrer en prison. Oui, c’était l’heure où, il y avait bien longtemps, je me sentais content. » (IIe partie, chapitre 3)



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