1) Analyse de la plaidoirie :
"tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort"
"tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort"
proposition universelle (tout)
cette proposition est fausse : M. est condamné parce qu'il a tué, or tous les hommes qui ne pleurent pas à l'enterrement de leur mère ne tuent pas ou n'accomplissent pas un crime.
C'est une hyperbole. Camus dit plus que ce qui est, il fait donc le contraire de son héros.
Il corrige ensuite en "ne joue pas le jeu".
Ne pas jouer le jeu signifie pour lui ne pas mentir. Donc la société a pour norme le mensonge.
Camus précise que mentir c'est dire ce qui n'est pas et dire plus que ce qui est. Pourquoi cette précision ? L'ajout à la réalité, le "plus", fait partie de ce qui n'est pas. Donc cette précision semble inutile, redondante.
Cette précision sert à justifier certains propos de Meursault. Le propos sur l'ennui causé par le meurtre. M. éprouve de l'ennui et ne ment pas, l'ennui c'est moins que le regret. Au sens courant ce n'est que de la contrariété. Pas de sentiment de culpabilité douloureux comme dans le regret.
Meursault n'a-t-il pas de conscience morale ? Ou peu de conscience morale ? Ou bien M. ne se sent-il pas responsable car son acte lui a échappé ? Il aurait réagi involontairement à l'effet du soleil. Mais même si on n'est pas responsable on peut penser à la victime, ce que M. ne fait jamais en prison. Il ne reparle plus du meurtre.
2) Discussion de la plaidoirie :
Pourquoi Camus n'est-il pas convaincant ?
D'abord parce que Meursault ment quand il témoigne que la maîtresse de R. lui a manqué. Affirmer cela c'est dire plus que ce qui est. C'est présenter une hypothèse comme une certitude, donc c'est en dire plus.
De plus, lorsque Raymond lui dit : « Maintenant, tu es un vrai copain », il répond "oui" alors que cela lui est égal, précise-t-il ensuite. N'est-ce pas en dire plus que ce qui est ?
De plus, lorsque Raymond lui dit : « Maintenant, tu es un vrai copain », il répond "oui" alors que cela lui est égal, précise-t-il ensuite. N'est-ce pas en dire plus que ce qui est ?
D'autre part, M. n'a pas la passion de l'absolu et de la vérité puisqu'il pense que toutes les vies se valent. S'il avait cette passion, il penserait que la vie d'un homme vrai vaut plus que celle d'un menteur. S'il faut mourir pour la vérité, c'est que la vérité vaut plus que la vie.
Quant à sa réponse au juge sur la raison du meurtre, elle semble correspondre à ce refus de l'exagération dont parle Camus. D'une certaine manière, il en dit moins que ce qui est dans sa conscience. En effet, il sait qu'il a eu une impression angoissante, il a cru que le feu allait pleuvoir du ciel. Soit c'est une hyperbole et dans ce cas M. nous en dit plus que ce qui est, il ment donc. Soit cette image représente exactement son sentiment d'angoisse et alors pourquoi n'en parle-t-il pas au tribunal ? En répondant seulement "à cause du soleil", il s'expose à l'incompréhension, voire à la réprobation des jurés. Pourquoi en dire moins que ce qu'il sait ? Pourquoi tronquer la vérité et la rendre incompréhensible ? A quoi sert de communiquer une vérité si on ne se soucie pas qu'elle soit comprise ? Si la vérité est purement personnelle et qu'elle disparaît avec celui qui la connaît, comment peut-elle valoir plus que la vie ? S'il aime tant la vérité pourquoi ne veut-il pas la partager ? Est-ce parce qu'il pense que la société exige le mensonge ? En ce cas, pourquoi ne pas se taire ou mentir carrément et sauver sa peau ?
Si la société veut le mensonge et que M. veut la vérité, soit il devrait se taire soit il devrait dire toute sa vérité aux jurés. Ou bien alors il est sceptique, il ne sait pas au juste la raison de son crime. Mais si c'est le cas, pourquoi parler seulement du soleil ?
A la deuxième rencontre des Arabes, Meursault dit à Raymond : "Si l’autre intervient, ou s’il tire son couteau, je le descendrai." Soit il ment à Raymond, soit il envisage froidement la possibilité de tuer. Or il n'en parle pas au procès. Et pourtant, nous dit Camus, il "refuse de masquer ses sentiments".
Enfin, il dit à Marie que le mot "aimer" ne "veut rien dire". C'est vrai pour lui mais pas pour tout homme. Alors pourquoi généralise-t-il ? N'en dit-il pas plus que ce qui est ?
Ces faits sont en contradiction avec la vision de l'auteur d'un héros martyr de la vérité. On ne peut pas dire que Meursault ait décidé de dire la vérité en sachant qu'il allait en mourir. Avant le procès il n'évoque jamais la possibilité d'être condamné à mort. On ne peut pas non plus dire que Meursault "accepte de mourir pour la vérité" (c'est-à-dire que sa mort serve à la vérité) puisque sa condamnation à mort est le triomphe d'une erreur : il n'avait pas l'intention de tuer, nous dit-il, or il est condamné pour homicide volontaire. Dans la deuxième partie du livre, Meursault ne fait jamais état d'un choix, d'une délibération entre mentir et dire la vérité. Il semble qu'il n'ait jamais imaginé même la possibilité de se sauver en invoquant la légitime défense. Ce n'était pas très difficile à faire admettre en maquillant un peu les faits. Il ne dit jamais qu'il a conscience de choisir la mort en disant qu'il n'a pas pleuré ou qu'il éprouve seulement de l'ennui. En effet, il ne peut pas imaginer que ces vérités puissent le conduire à l'échafaud, car il est un prévenu inexpérimenté. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il est honnête après le meurtre mais qu'on ne le croit pas. Et ce malentendu lui vaut la mort.
Meursault échoue à faire admettre la vérité à son procès car il en dit trop peu, il n'essaye pas de rendre les faits compréhensibles. Il ne songe pas du tout à sa défense. C'est comme si par nature son esprit ne pouvait sortir de ce qui est, comme s'il était prisonnier des limites du réel par une sorte de fatalisme. Camus précise que la vérité dont il a la passion est négative, c'est "la vérité d'être et de sentir". Ce serait donc une vérité de la sensation et du monde extérieur, une traduction du sensible qui n'est pas élaboré par la réflexion. Une version tellement brute du fait physique qu'elle en est parfois incompréhensible et qu'elle peine à être traduite en mots. Au lieu de dire "aimer", il dit "j'ai envie", parce qu'il sent le désir sexuel, il se contente de la réalité physique. Meursault nous dit : "j’avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments." Sa vérité se limite à la perception immédiate, elle n'est pas construite par le raisonnement. C'est en ce sens qu'elle est pour Camus négative. Sa vérité c'est "j'ai chaud", "j'ai mal, "j'ai envie", "j'ai fait un pas", des fragments de réalité détachés les uns des autres et que ne relie pas le fil d'une intention, d'un projet. Des fragments que ne lient pas une logique, car on veut donner l'impression de l'absurde. Ces fragments sont souvent énigmatiques comme le "à cause du soleil" ou le "c'est un malheur" de Céleste, un homme qui ressemble à Meursault par son laconisme et son impuissance à expliquer. De quel malheur parle-t-il ? De celui de Meursault ou de celui de la victime ou des deux ?
Il arrive tout de même que Meursault raisonne et se lance dans une argumentation, qu'il fasse entorse à son principe d'en dire moins. C'est avec l'aumônier, à la fin. Il a l'air de crier sa vérité : "J’avais vécu de telle façon, dit-il, et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre." Bon. Il affirme la contingence, le hasard, l'absurdité. Mais un peu plus loin il ajoute : "Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés". Là, il affirme la nécessité, celle de la mort. Et cette seule nécessité dévalorise tout le reste. Peu importe qu'on choisisse sa vie, dit-il, puisqu'on doit la perdre nécessairement. Donc il tire un trait sur la vie. Elle ne vaut rien. Mais alors, que vaut la "passion" de la vérité ? Rien non plus.
Conclusion :
La plaidoirie de Camus nous paraît donc exagérée. D'une part parce que Meursault ment parfois, d'autre part parce qu'il ne fait pas le choix de mourir pour la vérité. On ne voit pas bien d'ailleurs pourquoi il vaudrait la peine de mourir pour ne pas dire "je t'aime" ou "je regrette" et pour s'en tenir à des expressions qui n'ont guère plus de sens, des expressions telles que "à cause du soleil" ou "j'éprouvais un certain ennui". Si une vie dans la vérité ne vaut pas plus qu'une autre, si la vérité se limite à la sensation souvent à peine exprimable, si donc elle ne se partage guère, et si la vérité ne va pas jusqu'à la volonté et au projet, à quoi bon la désirer avec tant de "passion" ? Meursault n'est pas un martyr de la vérité, il est trop passif pour mener un combat, pour essayer d'imposer une conviction. Il vit dans la sensation et l'habitude, sa vérité est effectivement très pauvre, c'est le quotidien avec quelques plaisirs sans aucune quête.
Quant à sa réponse au juge sur la raison du meurtre, elle semble correspondre à ce refus de l'exagération dont parle Camus. D'une certaine manière, il en dit moins que ce qui est dans sa conscience. En effet, il sait qu'il a eu une impression angoissante, il a cru que le feu allait pleuvoir du ciel. Soit c'est une hyperbole et dans ce cas M. nous en dit plus que ce qui est, il ment donc. Soit cette image représente exactement son sentiment d'angoisse et alors pourquoi n'en parle-t-il pas au tribunal ? En répondant seulement "à cause du soleil", il s'expose à l'incompréhension, voire à la réprobation des jurés. Pourquoi en dire moins que ce qu'il sait ? Pourquoi tronquer la vérité et la rendre incompréhensible ? A quoi sert de communiquer une vérité si on ne se soucie pas qu'elle soit comprise ? Si la vérité est purement personnelle et qu'elle disparaît avec celui qui la connaît, comment peut-elle valoir plus que la vie ? S'il aime tant la vérité pourquoi ne veut-il pas la partager ? Est-ce parce qu'il pense que la société exige le mensonge ? En ce cas, pourquoi ne pas se taire ou mentir carrément et sauver sa peau ?
Si la société veut le mensonge et que M. veut la vérité, soit il devrait se taire soit il devrait dire toute sa vérité aux jurés. Ou bien alors il est sceptique, il ne sait pas au juste la raison de son crime. Mais si c'est le cas, pourquoi parler seulement du soleil ?
A la deuxième rencontre des Arabes, Meursault dit à Raymond : "Si l’autre intervient, ou s’il tire son couteau, je le descendrai." Soit il ment à Raymond, soit il envisage froidement la possibilité de tuer. Or il n'en parle pas au procès. Et pourtant, nous dit Camus, il "refuse de masquer ses sentiments".
Enfin, il dit à Marie que le mot "aimer" ne "veut rien dire". C'est vrai pour lui mais pas pour tout homme. Alors pourquoi généralise-t-il ? N'en dit-il pas plus que ce qui est ?
Ces faits sont en contradiction avec la vision de l'auteur d'un héros martyr de la vérité. On ne peut pas dire que Meursault ait décidé de dire la vérité en sachant qu'il allait en mourir. Avant le procès il n'évoque jamais la possibilité d'être condamné à mort. On ne peut pas non plus dire que Meursault "accepte de mourir pour la vérité" (c'est-à-dire que sa mort serve à la vérité) puisque sa condamnation à mort est le triomphe d'une erreur : il n'avait pas l'intention de tuer, nous dit-il, or il est condamné pour homicide volontaire. Dans la deuxième partie du livre, Meursault ne fait jamais état d'un choix, d'une délibération entre mentir et dire la vérité. Il semble qu'il n'ait jamais imaginé même la possibilité de se sauver en invoquant la légitime défense. Ce n'était pas très difficile à faire admettre en maquillant un peu les faits. Il ne dit jamais qu'il a conscience de choisir la mort en disant qu'il n'a pas pleuré ou qu'il éprouve seulement de l'ennui. En effet, il ne peut pas imaginer que ces vérités puissent le conduire à l'échafaud, car il est un prévenu inexpérimenté. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il est honnête après le meurtre mais qu'on ne le croit pas. Et ce malentendu lui vaut la mort.
Meursault échoue à faire admettre la vérité à son procès car il en dit trop peu, il n'essaye pas de rendre les faits compréhensibles. Il ne songe pas du tout à sa défense. C'est comme si par nature son esprit ne pouvait sortir de ce qui est, comme s'il était prisonnier des limites du réel par une sorte de fatalisme. Camus précise que la vérité dont il a la passion est négative, c'est "la vérité d'être et de sentir". Ce serait donc une vérité de la sensation et du monde extérieur, une traduction du sensible qui n'est pas élaboré par la réflexion. Une version tellement brute du fait physique qu'elle en est parfois incompréhensible et qu'elle peine à être traduite en mots. Au lieu de dire "aimer", il dit "j'ai envie", parce qu'il sent le désir sexuel, il se contente de la réalité physique. Meursault nous dit : "j’avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments." Sa vérité se limite à la perception immédiate, elle n'est pas construite par le raisonnement. C'est en ce sens qu'elle est pour Camus négative. Sa vérité c'est "j'ai chaud", "j'ai mal, "j'ai envie", "j'ai fait un pas", des fragments de réalité détachés les uns des autres et que ne relie pas le fil d'une intention, d'un projet. Des fragments que ne lient pas une logique, car on veut donner l'impression de l'absurde. Ces fragments sont souvent énigmatiques comme le "à cause du soleil" ou le "c'est un malheur" de Céleste, un homme qui ressemble à Meursault par son laconisme et son impuissance à expliquer. De quel malheur parle-t-il ? De celui de Meursault ou de celui de la victime ou des deux ?
Il arrive tout de même que Meursault raisonne et se lance dans une argumentation, qu'il fasse entorse à son principe d'en dire moins. C'est avec l'aumônier, à la fin. Il a l'air de crier sa vérité : "J’avais vécu de telle façon, dit-il, et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre." Bon. Il affirme la contingence, le hasard, l'absurdité. Mais un peu plus loin il ajoute : "Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés". Là, il affirme la nécessité, celle de la mort. Et cette seule nécessité dévalorise tout le reste. Peu importe qu'on choisisse sa vie, dit-il, puisqu'on doit la perdre nécessairement. Donc il tire un trait sur la vie. Elle ne vaut rien. Mais alors, que vaut la "passion" de la vérité ? Rien non plus.
Conclusion :
La plaidoirie de Camus nous paraît donc exagérée. D'une part parce que Meursault ment parfois, d'autre part parce qu'il ne fait pas le choix de mourir pour la vérité. On ne voit pas bien d'ailleurs pourquoi il vaudrait la peine de mourir pour ne pas dire "je t'aime" ou "je regrette" et pour s'en tenir à des expressions qui n'ont guère plus de sens, des expressions telles que "à cause du soleil" ou "j'éprouvais un certain ennui". Si une vie dans la vérité ne vaut pas plus qu'une autre, si la vérité se limite à la sensation souvent à peine exprimable, si donc elle ne se partage guère, et si la vérité ne va pas jusqu'à la volonté et au projet, à quoi bon la désirer avec tant de "passion" ? Meursault n'est pas un martyr de la vérité, il est trop passif pour mener un combat, pour essayer d'imposer une conviction. Il vit dans la sensation et l'habitude, sa vérité est effectivement très pauvre, c'est le quotidien avec quelques plaisirs sans aucune quête.
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