[Engagé dans
le combat pour la démonstration de l'innocence du capitaine Dreyfus,
Émile Zola est bouleversé de voir des jeunes gens parmi les manifestants
qui insultent avec violence Dreyfus et ses défenseurs. En réaction,
l'écrivain publie le 14 décembre 1897 la Lettre à la jeunesse dont voici les derniers paragraphes.]
Jeunesse, jeunesse ! souviens-toi des souffrances que tes pères ont
endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir
la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si
tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu penses,
avoir une opinion et l'exprimer publiquement, c'est que tes pères ont
donné de
leur intelligence et de leur sang. Tu n'es pas née sous la tyrannie, tu
ignores ce que c'est que de se réveiller chaque matin avec la botte
d'un maître sur la poitrine, tu ne t'es pas battue pour échapper au
sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères,
et ne commets pas le crime d'acclamer le mensonge, de faire campagne
avec la force brutale, l'intolérance des fanatiques et la voracité des
ambitieux. La dictature est
au bout.
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l'idée de justice s'obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n'est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l'innocence possible d'un condamné1, sans croire insulter les juges. N'est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n'est toi qui n'es pas dans nos luttes d'intérêts et de personnes, qui n'es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu'un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s'en brise d'angoisse. Que l'on admette un seul instant l'erreur possible, en face d'un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des yeux. Certes, les garde-chiourmes2 restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s'il est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n'est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse, et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l'idéale justice ? Et n'es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui fassent aujourd'hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l'espoir de vos vingt ans ?
— Nous allons à l'humanité, à la vérité, à la justice !
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l'idée de justice s'obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n'est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des hommes est faillible et qui admet l'innocence possible d'un condamné1, sans croire insulter les juges. N'est-ce donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que justice soit faite, si ce n'est toi qui n'es pas dans nos luttes d'intérêts et de personnes, qui n'es encore engagée ni compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu'un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s'en brise d'angoisse. Que l'on admette un seul instant l'erreur possible, en face d'un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des yeux. Certes, les garde-chiourmes2 restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s'il est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n'est toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse, et superbe, tiendra tête à un peuple, au nom de l'idéale justice ? Et n'es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui fassent aujourd'hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et l'espoir de vos vingt ans ?
— Nous allons à l'humanité, à la vérité, à la justice !
1. L'innocence possible d'un condamné : le capitaine Dreyfus fut condamné injustement au bagne pour espionnage en 1894.
2. Garde-chiourmes : gardiens de bagnards ou de prisonniers.
Texte A : FÉNELON, « Le chat et les lapins », Fables et opuscules pédagogiques, 1718 (édition posthume).
Texte D : Albert Camus, Noces à Tipasa (Noces).
2. Garde-chiourmes : gardiens de bagnards ou de prisonniers.
Texte A : FÉNELON, « Le chat et les lapins », Fables et opuscules pédagogiques, 1718 (édition posthume).
[Fénelon (1651-1715) a composé des fables destinées à
l’éducation du jeune duc de Bourgogne, né en 1682, petit-fils de Louis
XIV.]
LE CHAT ET LES LAPINS
Un chat, qui faisait le modeste, était entré dans une garenne1
peuplée de lapins. Aussitôt toute la république alarmée ne songea qu’à
s’enfoncer dans ses trous. Comme le nouveau venu était au guet auprès
d’un terrier, les députés de la nation lapine, qui avaient vu ses
terribles griffes, comparurent dans l’endroit le plus étroit de l’entrée
du terrier, pour lui demander ce qu’il prétendait. Il protesta d’une
voix douce qu’il voulait seulement étudier les mœurs de la nation, qu’en
qualité de philosophe il allait dans tous les pays pour s’informer des
coutumes de chaque espèce d’animaux. Les députés, simples et crédules,
retournèrent dire à leurs frères que cet étranger, si vénérable par son
maintien modeste et par sa majestueuse fourrure, était un philosophe,
sobre, désintéressé, pacifique, qui voulait seulement rechercher la
sagesse de pays en pays, qu’il venait de beaucoup d’autres lieux où il
avait vu de grandes merveilles, qu’il y aurait bien du plaisir à
l’entendre, et qu’il n’avait garde de croquer les lapins, puisqu’il
croyait en bon Bramin2 la métempsycose3, et ne
mangeait d’aucun aliment qui eût eu vie. Ce beau discours toucha
l’assemblée. En vain un vieux lapin rusé, qui était le docteur4
de la troupe, représenta combien ce grave philosophe lui était suspect :
malgré lui on va saluer le Bramin, qui étrangla du premier salut sept
ou huit de ces pauvres gens. Les autres regaignent5 leurs trous, bien effrayés et bien honteux de leur faute. Alors dom Mitis6
revint à l’entrée du terrier, protestant, d’un ton plein de cordialité,
qu’il n’avait fait ce meurtre que malgré lui, pour son pressant besoin,
que désormais il vivrait d’autres animaux et ferait avec eux une
alliance éternelle. Aussitôt les lapins entrent en négociation avec lui,
sans se mettre néanmoins à la portée de sa griffe. La négociation dure,
on l’amuse7. Cependant un lapin des plus agiles sort par les
derrières du terrier, et va avertir un berger voisin, qui aimait à
prendre dans un lacs8 de ces lapins nourris de genièvre. Le
berger, irrité contre ce chat exterminateur d’un peuple si utile,
accourt au terrier avec un arc et des flèches. Il aperçoit le chat qui
n’était attentif qu’à sa proie. Il le perce d’une de ses flèches, et le
chat expirant dit ces dernières paroles : « Quand on a une fois trompé,
on ne peut plus être cru de personne ; on est haï, craint, détesté, et
on est enfin attrapé par ses propres finesses. »
[...]
1. Garenne : endroit où l’on élève des lapins, ou terrain où était réservé un droit de chasse.
2. Bramin : nom que l’on donne aux prêtres chez les Hindous.
3. Croire la métempsycose : croire en la réincarnation de l’âme après la mort dans un corps humain ou animal.
4. Docteur : savant.
5. Regaignent : regagnent.
6. Mitis : nom souvent donné aux chats dans les fables.
7. On l’amuse : on fait durer la négociation.
8. Lacs : corde dont le nœud sert à piéger le gibier.
2. Bramin : nom que l’on donne aux prêtres chez les Hindous.
3. Croire la métempsycose : croire en la réincarnation de l’âme après la mort dans un corps humain ou animal.
4. Docteur : savant.
5. Regaignent : regagnent.
6. Mitis : nom souvent donné aux chats dans les fables.
7. On l’amuse : on fait durer la négociation.
8. Lacs : corde dont le nœud sert à piéger le gibier.
Texte D : Albert Camus, Noces à Tipasa (Noces).
[Le narrateur se promène au milieu du site antique de Tipasa.]
Que d'heures passées à écraser les absinthes1,
à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs
tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts
d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur
insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de
devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder
l'échine solide du Chenoua2, mon cœur se calmait d'une
étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je
m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont
chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes
mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses
murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique
sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon
autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à
peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des
morts; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La
basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde
par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous:
coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses
chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte
Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à
travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se
balance dans l'espace..
1. Plante odorante.
2. Massif montagneux au nord de l'Algérie.
Texte C : Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « BÊTES » (1764).
2. Massif montagneux au nord de l'Algérie.
Texte C : Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « BÊTES » (1764).
[Voltaire s’attaque dans cet article à la théorie élaborée par Descartes selon laquelle les animaux sont des « machines ».]
BÊTES.
Quelle pitié,
quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de
connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la
même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. !
Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin1 à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?
Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.
Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques2. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.
Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin1 à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?
Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.
Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques2. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.
1 Serin : petit oiseau dont le chant est fort agréable, et auquel on apprend à siffler, à chanter des airs.
2 Veine mésaraïque : veine qui recueille le sang du gros intestin.
Argumentation de Voltaire :
Thèse de Descartes :
Argument cartésien : (syllogisme)
Négation de la thèse de Descartes = thèse de Voltaire
Argument de Voltaire : (syllogismes)
Combien y a-t-il de thèses ?
Introduction du commentaire du texte de Voltaire :
2 Veine mésaraïque : veine qui recueille le sang du gros intestin.
Argumentation de Voltaire :
Thèse de Descartes :
Argument cartésien : (syllogisme)
Négation de la thèse de Descartes = thèse de Voltaire
Argument de Voltaire : (syllogismes)
Combien y a-t-il de thèses ?
Introduction du commentaire du texte de Voltaire :
Voltaire
est un écrivain français du XVIIIe siècle. Il appartient au
mouvement des Lumières, courant d'émancipation vis à vis de
l'influence religieuse. Il est notamment l'auteur de contes
philosophiques tels que Candide et
Zadig. Il collabora à
l'Encyclopédie. Il
publie en 1764 un ouvrage intitulé Dictionnaire
philosophique dont le texte que
nous allons commenter est extrait. Ce texte est un article intitulé
« Bêtes » et consacré aux animaux. On s'attendrait à
trouver dans cet article une définition et une synthèse des
connaissances sur l'animal. Or ce n'est pas le cas. En fait, dans cet
article, il s'attaque à une théorie particulière sur l'animal et à
une de ses conséquences. Donc il prend parti contre la thèse
cartésienne des animaux machines. Il s'agit donc d'un texte
argumentatif et polémique et non d'un article purement didactique.
Etant donné que tout texte argumentatif défend une thèse, nous
pouvons nous poser la question suivante : comment Voltaire
s'efforce-t-il de convaincre ou de persuader le lecteur ? Tout
d'abord, nous verrons que ce texte contient une argumentation souvent
implicite mais rigoureuse. Ensuite, nous étudierons les procédés
qu'il utilise pour faire appel aux sentiments du lecteur.