Dissertation sur la poésie :
La poésie a-t-elle pour fonction
d’exprimer la réalité du monde ou de la transfigurer ?
Aujourd’hui, en Occident, la poésie a peu
de lecteurs. On écoute des chansons mais on n’achète guère de recueils
poétiques. Les journaux ne publient plus de poèmes. Les médias ignorent la
poésie livresque. Elle est pourtant enseignée à l’école. N’est-ce pas
contradictoire ? Si on l’enseigne, c’est qu’on juge qu’elle a une
fonction. On peut se demander quelle est cette fonction. Sert-elle à exprimer
la réalité du monde ou à la transfigurer ? Nous nous interrogerons d’abord
sur ces deux rôles, qu’on a l’habitude d’opposer. Puis, nous essayerons de
montrer les limites de cette opposition. Enfin, dépassant cette dichotomie,
nous tenterons de redéfinir la fonction de la poésie.
Transfigurer signifie rendre plus beau,
plus éclatant. Exprimer signifie seulement traduire en mots (ou plus
généralement en signes). La différence entre les deux réside dans la fidélité
au réel. Celui qui transfigure trahit pour embellir. La question est
donc : le poète prend-il ses désirs (nos désirs) pour des réalités ?
Ou bien, au contraire, montre-t-il les choses telles qu’elles sont ? Dans
ce dernier cas, on aura tendance à mettre l’accent sur la laideur, la misère, l’injustice,
sur tous les défauts de la réalité. On les opposera à la beauté de l’idéal. Ainsi,
le poète pourra dénoncer ces défauts. C’est ce que fait Hugo quand il évoque un
enfant tué pendant la nuit du 4 décembre 1851.
« L'enfant
avait reçu deux balles dans la tête.
Le
logis était propre, humble, paisible, honnête;
On
voyait un rameau bénit sur un portrait.
Une
vieille grand-mère était là qui pleurait.
Nous
le déshabillions en silence. Sa bouche,
Pâle,
s'ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ;
Ses
bras pendants semblaient demander des appuis.
Il
avait dans sa poche une toupie en buis. »
La
poésie a souvent joué ce rôle de dénonciation du mal. Le mal, d’ailleurs, peut
être aussi bien personnel que social. Quand un poète se lamente en déplorant un
deuil, un désamour, il exprime une réalité personnelle douloureuse. Les poètes
ont pu aller loin dans l’expression de la noirceur, de la douleur, du mal. Mais
pourquoi exprimer la réalité si celle-ci est désagréable ? A cette
question, Hugo répond par le poème « Fonction du poète » (Les
Rayons et les ombres 1840) :
« Le
poète en des jours impies
Vient
préparer des jours meilleurs.»
S’il
dénonce, par exemple, le travail imposé aux enfants « Qui brise la jeunesse en fleur »
(« Melancholia » in Les
Contemplations), c’est avec l’espoir de contribuer à le supprimer. Dire la
réalité servirait donc à la réformer, à la purger de tel défaut. Il en va
également ainsi pour le mal individuel. Catharsis, conjuration, exorcisme,
l’expression du mal peut libérer. Cependant, dans « Fonction du
poète », Hugo ajoute aussitôt que le poète est « l’homme des utopies ; Les pieds ici, les
yeux ailleurs ». L’utopie étant un monde imaginaire, on voit que le
poète ne se contente pas de représenter le réel. Il le rêve aussi. Cette opposition
entre représentation fidèle et rêverie est parfaitement illustrée dans
« La Chambre double » (Le
Spleen de Paris) de Baudelaire. Dans la première partie du poème, le poète
présente une chambre idéale où règne l’Idole. Mais, dans la seconde partie, ce
rêve est brisé et la chambre réelle, déplaisante, apparaît.
Faut-il assigner à la poésie une seule des
deux fonctions ? N’est-il pas artificiel d’ailleurs d’opposer
représentation fidèle et transfiguration ? On voit dans les poèmes du
corpus que la transfiguration s’appuie sur une représentation du réel. Le
buffet, la valise et la bicyclette sont présentés en tant que tels avant d’être
élevés au rang de personne ou d’être vivant. De plus, la transfiguration n’est
pas une pure convention esthétique. Elle repose sur le sentiment réel
qu’éprouve le poète comme tout homme. Lorsqu’un poète évoque une femme aimée en
termes extrêmement flatteurs, c’est parce que l’amour est une idéalisation ou,
peut-être même, une optimisation lucide du réel. Après tout, l’éclat et la
beauté dépendent du sujet qui les perçoit et les ressent. De la transfiguration,
Jodelle a donné un excellent exemple dans Les Contre-Amours :
« Combien
de fois mes vers ont-ils doré
Ces
cheveux noirs dignes d’une méduse ?
Combien
de fois ce teint noir qui m’amuse
Ai-je
de lys et roses coloré ? »
Ici,
le poète s’amuse à noircir ce qu’il a embelli. On peut penser qu’il exagère
autant dans un sens que dans l’autre. L’exagération propre à toute
transfiguration est dans l’enthousiasme de la passion. La transfiguration
poétique est la représentation fidèle d’un sentiment valorisant qui peut faire
partie de notre réalité. N’est-il pas commun de trouver beau ou magnifique tel
coucher de soleil qui, pour un extra-terrestre, n’aura peut-être pas du tout cette
valeur ? La transfiguration témoigne donc d’une réalité qui est celle de
la valeur, valeur individuelle ou collective. La réalité est l’ensemble des
choses qui existent. Les idées, les sentiments font partie de la réalité. Même
les fantasmes, les croyances, les fantaisies les plus étranges en font partie.
Si la réalité est la totalité des choses, aussi bien naturelles
qu’artificielles, alors forcément la poésie l’exprime. En effet, la poésie est
faite de mots. Les mots ont des référents. Ils désignent des choses du monde,
des réalités. Donc, la poésie exprime, c’est-à-dire traduit en signes, ce dont
l’homme fait l’expérience. Où est donc l’opposition ? Evidemment, si,
comme l’écrit Jodelle, le poète chante des cheveux dorés qui sont en fait
noirs, il ne témoigne pas exactement de la réalité disons purement physique. Il
ne témoigne pas non plus de la réalité consensuelle. Mais il témoigne de sa
passion, fût-elle délirante. Et il exprime aussi une réalité culturelle de son
époque qui attachait plus de prix à la blondeur. On voit que l’opposition
initiale n’est guère satisfaisante. Elle n’est que superficielle.
Il faut donc tenter de la dépasser. Pour
ce faire, on peut noter d’abord que la poésie, dans la mesure où elle se veut
belle, est en elle-même une transfiguration du langage ordinaire et donc de ce
que le langage évoque. Jusqu’au XXe siècle en tout cas, la poésie a visé le
beau, quelle que soit la définition qu’on lui donne. Relisons le poème de
Verlaine. Il est harmonieux, agréable à entendre, son rythme berce et ses
sonorités plaisent. L’air de piano est transposé dans un langage quasi musical.
Le buffet que chante Rimbaud prend plus d’éclat parce qu’il est évoqué avec
harmonie et de façon imagée. En poésie, le son et l’image servent à magnifier
le sujet, à lui donner plus d’éclat, l’éclat de la beauté ou de l’art. C’est la
raison pour laquelle, un poète nous donne du plaisir même s’il évoque des
réalités désagréables. Cela n’est que la fonction de tout art. D’ailleurs, le
mot « exprimer » ne désigne pas une représentation mécanique, une
sorte de transcodage automatique. Exprimer, c’est faire connaître ou rendre
sensible en donnant un sens. La réalité que l’on exprime est celle d’un sujet
qui sent et qui confère une valeur. On pourrait donc, loin d’opposer expression
et transfiguration poétique, dire que la poésie a pour fonction d’ajouter une
valeur linguistique à n’importe quelle expérience humaine.
Nous avons tenté d’opposer les deux
attitudes, l’expression simple et la transfiguration. Cela nous a conduits à
voir l’opposition entre réalité et idéal, entre mal et bien en poésie. Nous
nous sommes aperçus que la transfiguration repose sur une aspiration et que
cette aspiration n’a de sens que dans une réalité donnée, réalité presque
toujours insatisfaisante. Si le poète
transfigure, comme tout homme, c’est parce que le donné ne lui suffit pas. Si
la poésie existe, en tant qu’art du beau, c’est parce que le monde naturel et
le langage ordinaire ne suffisent pas aux hommes. Toute transfiguration est une
expression qui témoigne d’une insatisfaction. Donc un poète qui transfigure
exprime du même coup. Et, comme la poésie confère à son objet l’éclat d’un langage exceptionnel, toute expression
poétique est également transfiguration. Il nous semble donc que la fonction de
la poésie est d’exprimer quelque chose en y ajoutant de la valeur et de
l’éclat, ne serait-ce que ceux d’un langage d’exception.