mercredi 5 juin 2019

Libertinage philosophique dans Dom Juan

Dans la scène 1 de l'Acte III, Sganarelle interroge son maître sur ses croyances. Don Juan ne croit ni au Ciel, ni à l'enfer, ni au diable ni à l'autre vie. Lorsque le valet lui demande en quoi il croit, il lui répond : "Je crois que deux et deux sont quatre (...) et que quatre et quatre sont huit". 

Le mot de Don Juan provient d'une anecdote rapportée par quelques auteurs de l'époque. Dans le manuscrit des Historiettes de Tallemant on lit : 

On conte une chose assez notable de la fin de ce grand homme [Maurice de Nassau, prince d’Orange, fils de Guillaume le Taciturne, grand-oncle du roi d’Angleterre Guillaume III]. Étant à l'extrémité, il fit venir un ministre [un ecclésiastique protestant] et un prêtre et les fit disputer de la religion ; et après les avoir ouïs assez longtemps : “Je vois bien, dit-il, qu'il n'y a rien de certain que les mathématiques*” ; et, ayant dit cela, se tourna de l'autre côté, et expira.

*[Note de Tallemant] On conte d'un prince d'Allemagne, fort adonné aux mathématiques, qu'interrogé à l'article de la mort par un confesseur s'il ne croyait pas, etc. : “Nous autres mathématiciens, lui dit-il, croyons que 2 et 2 font 4, et 4 et 4 font 8.” 

Sganarelle lui oppose un argument qui est celui de la cause première : il faut bien qu'il y ait une cause à l'existence du monde : le monde, dit-il, "n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit". Le monde ne peut découler de rien. Il faut selon Sganarelle qu'il y ait eu ce que Voltaire appellera plus tard un "grand architecte". On pourrait opposer à Sganarelle qu'une cause de l'existence du monde ne doit pas nécessairement être un Dieu, un esprit tout-puissant qui le conçoive. Mais Sganarelle ajoute dans sa tirade qu'il y a "quelque chose d'admirable dans l'homme", il énumère des organes en s'émerveillant de la complexité harmonieuse du corps humain. De cet émerveillement on peut tirer l'idée implicite que seul un être intelligent comme Dieu a pu engendrer quelque chose d'aussi complexe et harmonieux. Le hasard ne peut avoir produit un corps et un univers aussi bien organisés. Ce dernier argument est un argument finaliste (il faut un être capable d'une intention pour arranger les moyens d'atteindre une fin et l'univers ou l'homme sont le résultat d'un arrangement extrêmement complexe de moyens). Les deux arguments que l'on peut tirer de la tirade de Sganarelle sont des arguments philosophiques classiques et bien connus. Cependant, ces arguments sont très discutables et ils ne convainquent pas Don Juan qui se moque du raisonnement de son valet.

On voit donc dans cette scène 1 de l'Acte III que Don Juan ne croit pas en Dieu. Certains libertins à l'époque étaient athées d'autres étaient déistes ou sceptiques. Les athées nient l'existence de Dieu, les déistes reconnaissent son existence mais n'admettent aucun des dogmes des religions. Les sceptiques, eux, se refusent à se prononcer, ils considèrent que le savoir humain ne peut trancher. La position de Don Juan n'est pas claire dans la pièce car il ne répond pas catégoriquement. Il élude la question de Sganarelle : "Est-il possible que vous croyiez point du tout au ciel?" en répondant : "Laissons cela". Il est possible qu'il soit athée mais qu'il préfère ne pas le déclarer explicitement car c'est dangereux. Il se peut aussi qu'il soit sceptique comme l'auteur de la formule selon laquelle rien n'est certain que les mathématiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire